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La mémoire de la faculté des sciences de Lille et de l'USTL

La mémoire de la faculté des sciences et de l’université de Lille 1,

Aperçu des entretiens réalisés par le Groupe Mémoire Orale de l’ASAP

par Bernard Pourprix

Sommaire

Préambule

Les changements dans les années soixante

Le tournant de mai 68

Les débuts de l'université des sciences et technologies de Lille (USTL)

Epilogue

Annexe

Préambule

Ce texte veut donner un aperçu de la soixantaine d’entretiens que le Groupe Mémoire Orale (GMO) de l’ASAP a réalisés avec des anciens de l’université dans la période 2013-2019. Les transformations impliquées par le passage de l’ancienne faculté des sciences à la nouvelle université (1960-1980) constituent le thème dominant des entretiens réalisés dans la période 2013-2019. Des changements plus récents ne sont pas pour autant négligés.

Sans chercher à faire une synthèse du contenu des entretiens, on peut quand même essayer de dégager quelques lignes de force. L’ancien monde est dépeint en détail. L’enseignement reçu sur les bancs de la faculté est principalement de type magistral. Le manque d’encadrement est manifeste, comme l’absence d’aide aux étudiants en difficulté. Dans plusieurs secteurs, la recherche est balbutiante. Là où elle existe, elle est menée dans des conditions difficiles, avec peu de moyens. Néanmoins, des pionniers ouvrent des voies d’avenir. Certains professeurs laissent les thésards se débrouiller seuls.

Pour les recrutements d’assistants, il n’y a pas de procédure officielle. Au niveau de la faculté, il n’y a pas non plus de structure institutionnelle véritable. Ceux qui n’ont pas le rang de professeurs ne sont pas impliqués dans le fonctionnement du système. De nombreux entretiens éclairent les relations de type mandarinal existant à cette époque.

Mais l’augmentation importante des effectifs entraîne la mise en place d’une gestion collective et une évolution des relations humaines. A Lille, on n’attend pas la loi d’orientation de novembre 1968 pour créer de nouvelles structures, par exemple les départements, officialisés en 1967, mais en gestation dès le début des années 1960. Quand arrive mai 1968, la faculté des sciences, déplacée depuis peu sur le campus, ne tarde pas à élaborer ses statuts. Dans ces périodes troublées, notre université est le lieu de vives tensions. Selon que l’on était, à l’époque, professeur ou assistant ou AITOS, on peut avoir aujourd’hui des opinions bien différentes sur la genèse de la nouvelle université.

Jusqu’au début des années 1970, la recherche est encore considérée, dans certains secteurs, comme une activité nécessaire, sans plus. Ensuite, les idées évoluent, plus ou moins vite selon les disciplines. La recherche se structure, en lien avec le CNRS. Plusieurs interviewés présentent avec passion la genèse et le développement de leur laboratoire. Ils fournissent un éclairage intéressant sur leur contribution personnelle, sur leurs collaborateurs, sur les difficultés des relations humaines, sur l’importance des relations avec des personnalités de premier plan pour l’avancement d’un dossier, etc. Aujourd’hui, le développement des collaborations avec les entreprises va de soi, il n’en était pas de même vers 1970. Les entretiens permettent de mieux comprendre les étapes de l’ouverture de l’université sur le monde socio-économique.

Le travail du GMO n’est pas terminé. Actuellement il réalise des entretiens sur des sujets ou des domaines insuffisamment explorés, et notamment la structuration de l’administration de l’USTL, les innovations pédagogiques, la structuration de la recherche. Le lecteur ne doit donc pas s’étonner s’il trouve que ce texte est incomplet. D’autant que, lors de sa composition, il a fallu faire des choix : il n’était pas envisageable de présenter la totalité des questions abordées lors des entretiens !

Censé reproduire la réalité des entretiens, le texte que vous allez lire est constitué essentiellement d’extraits. On pourra objecter que ce travail ne dépasse guère le stade du recueil des données mémorielles et que l’exploitation de ces matériaux bruts reste à faire. Oui, certes ! Mais il faut un début à toute chose…

L'ancienne faculté des sciences

Le recrutement des enseignants

La plupart des interviewés reconnaissent qu’il est facile d’être recruté sur un poste d’assistant dans les années 1960. Certains sont même sollicités à leur domicile. A l’Institut de physique, vers 1960, c’est Jean Roig, le directeur, qui recrute, en regardant les résultats de licence. Il impose ses vues : les recrutés doivent passer l’agrégation. En 1962, Maurice Herman prépare sa licence de physique. Il tombe sur une annonce recherchant un assistant de physique. Alors qu’il n’a pas encore terminé sa licence, il frappe à la porte du Professeur Roig. Celui-ci l’engage après moins d’un quart d’heure d’entretien. Il est donc recruté et il termine sa licence tout en étant assistant. Désireux de s’impliquer dans la recherche, plutôt que de préparer l’agrégation, il se présente à Madame le Professeur Jacqueline Lenoble, qui vient de créer, en 1960, le Laboratoire d’Optique Atmosphérique (LOA). C’est ainsi qu’il se trouve être le premier thésard du LOA.

Autre exemple, Gérard Biskupski : « J’ai préparé une licence de physique de type 2 que j’ai terminée en 1965. (…) Au cours de ma dernière année de licence, j’ai pris un poste de moniteur, j’envisageais alors de partir faire un DEA à Grenoble. En octobre 1965, j’ai postulé sur un poste d’assistant. J’ai été recruté par Raymond Wertheimer qui était alors directeur de l’Institut de physique. Il se souvenait de ma copie rendue en électricité dans laquelle, faute de temps, j’avais indiqué la méthode à utiliser pour terminer le problème d’examen… »

Laure Moché est recrutée à l’Institut de mathématiques : « J’ai fait l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Sèvres de 1960 à 1963. J’ai été recrutée par Michel Parreau, ainsi que d’autres élèves de ma promotion (Françoise Margaritis, Anne-Marie Marmier, Éliane Vigier). De fait, c’est une ancienne sévrienne travaillant avec Parreau, Lucile Begueri, qui est venue nous chercher à l’ENS. J’ai commencé à enseigner Place Philippe Lebon avant d’aller à Villeneuve d’Ascq. Je n’ai pas passé de thèse. » En fait, ce ne sont pas quatre, mais dix sévriennes entrées à l’ENS en 1959 et 1960 qui viennent à Lille. Deux d’entre elles (Nicole Zinn-Justin et Yvette Kosmann, plus tard Schwarzbach) arrivent après leur thèse ; les huit autres n’en feront pas, du moins à Lille.

A l’Institut de mathématiques, en octobre 1966, neuf enseignants sont recrutés. Jean Gadrey est l’un d’eux : « Michel Parreau vient chez mes parents pour me recruter. Il n’y a pas de procédure officielle de recrutement, pas le moindre examen. On ne demande aucun engagement en matière de recherche. »

Un autre mathématicien, Maurice Chamontin, raconte : « On s’est trouvé à une époque où l’université a explosé. Il y a une part d’accroissement qui n’a pas été maîtrisée. Je me suis retrouvé dans l’enseignement supérieur avec l’agrégation (Françoise Chamontin de même). Avec, en arrivant, un gros investissement dans le syndicat. J’étais assistant agrégé, détaché dans l’enseignement supérieur. Un jour, à Marseille, j’ai reçu une lettre manuscrite de Laurent Schwartz lui-même. Il était Président de la section math du Comité consultatif des universités, et cette lettre manuscrite disait : "Monsieur, vous êtes assistant agrégé, etc.". Le monde universitaire était tout petit, on n’était pas des centaines ou des milliers. Les problèmes d’enseignement, d’encadrement, ne se posaient pas du tout dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. Maintenant, les candidats à un poste ont déjà des titres. Nous avons été une génération de transition, prenons-le comme ça. »

Le biochimiste Henri Debray évoque son recrutement : « Après contact avec le professeur Montreuil, à la rentrée 1966, je suis orienté vers Emile Ségard, qui fait partie de l’équipe Montreuil. (…) Ségard m’obtient une bourse de la Ligue de recherche contre le cancer et, très rapidement, il peut m’obtenir un poste d’assistant au département de biologie de l’IUT. (…) Pour ce recrutement, il n’y a pas de concours, ni de mise en concurrence. Même chose pour la rentrée de 1968 : Ségard obtient un poste d’assistant-stagiaire en fac des sciences, et je suis nommé sur ce poste. »

La situation est comparable à la faculté des lettres. Par exemple, le géographe Jean-Michel Dewailly raconte les circonstances de son recrutement en 1970. Agrégé en 1968, il est sollicité depuis Lille alors qu’il effectue sa deuxième année de service national au lycée de Tamatave (Madagascar).

Le sociologue Michel Feutrie s’exprime ainsi : « J’ai connu cette époque bénie où l’on peut être recruté comme assistant à la fac à l’issue de la maîtrise. On est en quelque sorte pré-choisi par ses maîtres qui vous disent : "Le premier poste disponible, c’est pour toi". »

Bernard Delmas s’étend longuement sur le sujet des enseignants de sciences économiques. « J’ai été recruté en 1971. A l’époque, c’était relativement facile de devenir assistant. Comme j’avais gardé des contacts avec des gens en poste à l’université, ils m’ont informé que des postes étaient créés. J’ai posé ma candidature auprès de Mme Renversez, qui était la "doyenne" à l’époque. Pendant que j’étais maître-auxiliaire, j’avais obtenu un DES d’économie à Lille, ainsi que des diplômes d’expert-démographe (qui équivalaient à un DES) à Paris 1 à l’Institut de démographie fondé par Alfred Sauvy. Avec ces diplômes, j’ai été recruté sans difficulté sur un poste d’assistant. Je ne me souviens pas d’être passé devant une commission de recrutement. Peut-être que Françoise Renversez prenait l’avis du Conseil, mais je n’en suis pas sûr. En 1971, il y avait beaucoup de besoins et peu de candidats… C’est l’époque où de nombreux postes ont été créés, (…) quasiment les deux-tiers de l’équipe pédagogique. Concernant les professeurs, il y avait un groupe, majoritaire, qui ne faisait qu’un passage à Lille, parce que l’avantage de Lille, c’était d’être bien relié à Paris. Pour certains, Lille n’était qu’un tremplin pour revenir à Paris. Les gens qui étaient reçus à l’agrégation du supérieur pouvaient choisir en fonction de leur ordre de classement. Les premiers de la liste choisissaient soit Paris, soit Lille. On a eu à Lille des grands noms, mais qui sont restés seulement un an ou deux, et que l’on ne voyait pas beaucoup. Il y a eu quand même la constitution d’un petit noyau de gens qui sont restés plus longtemps, comme Françoise Renversez, qui était le pivot du corps enseignant, qui habitait sur place, qui est restée un peu moins de dix ans (elle est partie un peu avant 1980). (…) Ce fut la vraie créatrice de la filière.


Comme les professeurs étaient peu nombreux, c’étaient les assistants qui faisaient fonctionner l’UER de sciences éco. Les assistants étaient recrutés à l’année universitaire, c’est-à-dire que leur renouvellement en septembre n’était pas automatique. Leur statut d’assistant non-titulaire était donc très précaire. Chez nous, tous les assistants étaient non-titulaires. Certaines années, il a fallu se bagarrer parce que certains n’étaient pas renouvelés. Il a fallu faire des grèves, parfois assez dures. Ma carrière a consisté à essayer de "faire tourner la boutique" : gestion des services d’enseignement, gestion de l’imprimerie, de la bibliothèque, etc. Un travail énorme, et donc très peu de recherche, d’autant moins qu’il n’y avait pas suffisamment de profs pour encadrer. Il n’y avait pas de structures de recherche proprement dites, ou alors elles étaient en marge de la fac, ce qui fait que la plupart des assistants de cette époque ont traîné durant des années, en faisant des petites "recherches" dans leur coin. Certains ont passé très tardivement une thèse, ce qui a été mon cas, ce qui fait que la carrière a piétiné pendant de nombreuses années. »

Vincent Cordonnier est recruté en informatique : « J’ai eu mon diplôme d’ingénieur ISEN en 1960. Après mon service militaire, je suis revenu à l’ISEN, où j’ai préparé une thèse de doctorat, soutenue en 1968. Mon directeur de thèse, Jacques Arsac, un astronome qui avait viré à l’informatique, travaillait à Paris ; il m’a dit : "Je ne te laisse pas le choix, tu prends un poste de maître de conférences (professeur de 2ème classe actuellement) à Dauphine". Pendant deux ans, j’ai donc été partagé entre l’ISEN et Dauphine, tout en continuant à discuter avec Bacchus et Pouzet. (…) Comme je ne trouvais pas ma place à Dauphine, Bacchus m’a demandé de venir à l’USTL, où j’ai été nommé en 1972. »

Eugène Constant se remémore les circonstances de son recrutement en électronique. « Pendant la préparation de ma thèse, je suis nommé un an, en 1960, attaché de recherche au CNRS. Je soutiens mon doctorat d’État en sciences physiques le 7 décembre 1962 (directeur de thèse Roger Arnoult). Je fais deux ans de service militaire (1963 et 1964). Je suis affecté au bureau scientifique de l’Armée de l’air (il y avait très peu de docteurs d’État dans les appelés du contingent !). Puis, je suis détaché à la NASA pour donner à Paris (Palais de la Découverte), dans différentes régions de France et en Belgique, des conférences sur la future conquête de la Lune. J’y présente les maquettes réalisées par la NASA pour illustrer tous les détails de ce futur voyage… qui sera effectivement réalisé (à peu près comme je l’avais exposé !) quelques années plus tard. Après le service militaire, je reviens dans le laboratoire animé par André Lebrun dont, durant la préparation de ma thèse, j’avais apprécié le dynamisme qu’il avait montré dans toutes les directions. Au bout de deux semaines, Lebrun me dit : "On vous a trouvé un poste de professeur", et ce, sans que je fasse de candidature officielle !
Je me retrouve donc chargé d’enseignement sans avoir eu la moindre expérience pédagogique. Je fais cours en MPC, pour moitié au CSU de Saint-Quentin, et pour moitié dans les bâtiments provisoires du campus de Villeneuve d’Ascq, devant environ 200 étudiants. Je me souviens de mon premier cours, le jour de la Saint-Nicolas, où j’avais été un peu perturbé (je ne connaissais pas la coutume !). Trois professeurs enseignaient en parallèle et sur le même site la même chose : on pouvait voir quel était le meilleur en fonction de l’assiduité des étudiants ! Et, dans cette comparaison insolite, je m’en sors suffisamment bien pour ne pas être trop découragé par le métier de professeur, même si la recherche a quand même ma préférence. »

Le poids de la hiérarchie, les relations mandarinales

Pour la plupart des personnels, une totale méconnaissance du fonctionnement de la faculté

Georges Salmer, électronicien : « Comme tous les jeunes enseignants-chercheurs, j’ignore tout du fonctionnement de la faculté. Des autres secteurs nous ne connaissons que les physiciens, parce que nous sommes installés à l’Institut de physique. Chaque année, il y a un seul événement qui rassemble tous les personnels de la faculté, il est appelé le "Rapprochement universitaire". Il y a aussi un repas annuel mais seuls les professeurs et leurs épouses y sont conviés. »

Bruno Macke, physicien : « Avant 1968, comme tous les personnels qui ne sont pas professeurs, je ne connais quasiment rien du fonctionnement de la faculté. Les non-professeurs ne sont pas du tout impliqués dans l’organisation et le fonctionnement d’ensemble du système, qui est aux mains des mandarins. C’est à peine si je me souviens de l’existence d’un service de physique. Pour moi, le service, c’était la réunion des laboratoires des professeurs titulaires de chaire : Raymond Wertheimer, Jean Schiltz, Jacqueline Lenoble, Maurice Bécart, Jacques Tillieu. Quant à l’Institut de physique, il regroupait physique et radioélectricité ; pour moi, c’était surtout un bâtiment. A cette époque, il n’y avait pas de structure institutionnelle véritable. »

Un doyen omnipotent, Henri Lefebvre (1950-1961)


Michel Delhaye, chimiste : « Henri Lefebvre, directeur de l’École de Chimie, était doyen de la faculté des sciences. Il disposait d’un secrétariat installé place Philippe Lebon, dans les locaux de l’ancienne faculté de médecine. Ce secrétariat comportait trois personnes, dont les deux sœurs Hénache et Valérie Blancart qui était la secrétaire générale. Le doyen avait tous les pouvoirs. Par exemple, pour les thèses, il fallait lui présenter la thèse avant de la déposer. C’est lui qui donnait l’autorisation de soutenir la thèse. »

Jean Cortois, physicien : « Place Philippe Lebon, c’est le doyen Lefebvre qui est le grand patron de toute la faculté des sciences. Nous, les petits, n’avons rien à dire. Même les Parreau, Tillieu, Lurçat, etc. sont sous la coupe de Lefebvre. »

Le règne des professeurs titulaires de chaire


Michel Lucquin, chimiste : « Les laboratoires de chimie qui dépendaient de la faculté des sciences étaient organisés en services liés aux chaires. Chaque chef de service régnait d'une manière absolue sur le fonctionnement de certains enseignements et de certains laboratoires. Une telle organisation péchait évidemment par son manque de coordination, en particulier pour les enseignements et pour les recrutements des nouveaux enseignants. »

Jean-Pierre Laveine, géologue : « Ce qui frappe, dans l’Institut de géologie, c’est la très grande distance, ou même le fossé, entre les professeurs et les autres enseignants-chercheurs. Il n’est pas question de déranger les professeurs pour des questions triviales, et il faut respecter scrupuleusement la hiérarchie entre prof titulaire, prof sans chaire et maître de conférences. Les plus jeunes sont imprégnés de la reconnaissance d’avoir été choisis, ce qui les amène à se tenir tranquilles. »

La prééminence des professeurs titulaires est encore plus indiscutable à la faculté de droit. Bernard Delmas, économiste : « En droit, les professeurs viennent en robe, avec leur jabot, pour faire leur cours dans des amphis solennels. Ils trônent dans une chaire située très au-dessus des étudiants. Les étudiants n’oseraient pas lever le petit doigt devant le doyen Dehove, ou des gens comme lui, qui sont tout-puissants. Celui qui se fait remarquer est bloqué à vie, même s’il change d’université. Jusqu’en 1968, la structure est complètement hiérarchique. Il y a la salle des professeurs au premier étage, et la salle des assistants au deuxième étage. Un assistant ne peut pas aller dans la salle des professeurs, sauf s’il est convié par un professeur. Cette situation perdure jusqu’à l’installation sur le campus. »

La gestion de l’Institut de mathématiques est plus démocratique, mais un fossé existe néanmoins entre les jeunes assistants et les professeurs. André Pillons, mathématicien, raconte : « L’Institut de mathématiques est géré en fait par le triumvirat Michel Parreau, Georges Poitou, Roger Descombes. C’est un système de cooptation impulsé par Parreau qui s’érige en mini-conseil, avec Jeanne Lussiaa-Berdou et André Pillons. Ce fonctionnement ne plaît pas beaucoup à Marcel Decuyper, resté attaché à l’ancienne hiérarchie. Et pourtant, dans ces conseils, il y avait peu d’avis contraires à ceux des professeurs et maîtres de conférences de l’époque. Ceux-ci, venus souvent de l’ENS de Paris, paraissent "inaccessibles" aux jeunes assistants recrutés localement. Ces derniers considèrent que ce travail en commun est du domaine de l’inimaginable. Ils sont peu exigeants, ils ne demandent pas à faire de thèse, ils ne pensent pas en terme de carrière. La culture acquise par ces assistants est étendue, elle s’oppose à la culture en profondeur construite sur un sujet de thèse pointu. Ces jeunes assistants sont recherchés, non seulement par les universités pour enseigner au flux énorme d’étudiants, mais aussi par une entreprise comme IBM qui recherche, par voie de presse, des agrégés de mathématiques pour l’industrie informatique naissante. »

L’assistant assiste le professeur


Alain Moïses, physicien : « J’ai été nommé assistant stagiaire à la faculté des sciences en 1963. Je suis arrivé en même temps que Jean Lemaire. Outre les TD et les TP, notre principale activité était les préparations de cours. Elle consistait à réaliser des expériences en amphi pendant que le professeur faisait son cours. La mise au point de ces expériences était vraiment pénible, il fallait que ça marche. On devait faire les expériences que l’on nous demandait. On utilisait les livres de Bouasse comme sources d’informations. Comme le cours de Roig avait lieu le lundi matin, je devais venir le samedi pour préparer les montages. On passait un temps fou pour mettre au point ces montages. C’était, bien entendu, au détriment de notre recherche. »

Le personnel non enseignant


Jean-Claude Doukhan, physicien : « Il n’était pas inusuel que les techniciens réparent à l’atelier des bricoles apportées de chez lui par un professeur ou même que ces techniciens réparent plomberie, menuiserie ou électricité au domicile d’un professeur. Il va de soi que le technicien était rétribué de la main à la main, mais je crois qu’il aurait difficilement pu refuser. De telles relations paraissaient normales à l’époque. »

Alain Moïses : « Monsieur Sommeville était concierge de l’Institut de physique. Ce monsieur est décédé pendant la guerre. Sa femme étant là, elle a pris le relais. C’est une dame qui ouvrait la porte nuit et jour. Elle ne prenait pas de vacances. Elle savait où tout le monde était. C’était la maman de la physique. Quand son âge pour prendre la retraite est arrivé, on s’est aperçu que Mme Sommeville n’avait jamais été titularisée. Voilà comment était le système. »

Enseignements et enseignants

Physique


Eugène Constant évoque ses études supérieures à Lille. « Je viens d’un milieu d’industriels du textile assez éloigné du monde universitaire et c’est sans doute pourquoi, admis à Ginette (Versailles), j’abandonne assez rapidement les classes préparatoires pour passer un an dans l’industrie dans une entreprise de 200 personnes où je suis le seul bachelier et où je tente de mettre au point un nouveau traitement de teinture de toiles à bâches. J’entre alors à l’université pour approfondir mes connaissances avec, il faut peut-être le remarquer, personne pour me guider et me conseiller. Je prépare MPC en 1955-56. Ma première impression de l’enseignement à la faculté est assez négative. En MPC le taux de réussite est de 20%, nous dit-on, ce qui ne nous encourage pas à travailler plus que de mesure. Le niveau d’enseignement est un peu bas, et l’on enseigne un peu trop la physique de grand-papa, rien sur l’actualité : " ça ne sert à rien que je vous parle du transistor, dit un de mes professeurs, car ça va évoluer beaucoup". Par ailleurs il y a des profs baladeurs, venant de Paris et pressés d’y retourner, qui ne me paraissent pas très motivés. Il n’y a aucun encadrement, pas de TD, hormis une séance tous les quinze jours ou tous les mois, assurée par Jean Schiltz, devant 250 étudiants dans le grand amphi de la rue Gauthier-de-Châtillon. Schiltz est la seule personne qui contribue quelques très courts instants à ma formation (d’enseignant), en s’adressant deux fois à moi : une fois pour me dire que je suis "constant" dans mon absence, et une autre fois pour m’apprendre qu’après avoir écrit au tableau, il faut savoir s’en dégager. J’obtiens la licence ès sciences physiques en 1958 avec Electricité, Optique, Chimie, Electronique.
Ensuite je fais un diplôme d’études supérieures (DES) en Electronique (Roger Arnoult), et aussi, en même temps, un DES en physique théorique (Michel, et son assistante, Mademoiselle Lebon) et un autre en astronomie approfondie (Kourganoff, dont on étudie surtout le livre Basic methods in Transfer Problems). Pour ce qui concerne la pratique, il y a des TP d’optique, en binôme (avec Jean-Claude Doukhan, si j’ai bonne mémoire). Il nous faut obtenir des franges, et, pour cela, tourner des boutons, généralement sans succès. Jean Rousseau et Jacques Van Hems sont là pour contrôler et, quand on n’est pas encore expert, c’est un peu la panique. Quant à la pratique en astronomie, c’est à l’Observatoire de Lille, et il faut qu’il fasse beau. Mais heureusement qu’il y a eu pendant quelque temps la montagne, à l’Observatoire de la Jungfrau en Suisse, où le travail était passionnant. Je dois dire, quand même, que Kourganoff m’a, d’une certaine manière, donné goût à la recherche, car il était passionné de physique de haut niveau, même s’il fallait pour cela apprendre des éléments de russe et écouter à chaque cours ses éloges sur les grands physiciens d’URSS. »

Mathématiques


L’entretien avec André Pillons nous éclaire sur l’enseignement des mathématiques à Lille vers 1955. Ses études commencent avec mathématiques générales, un certificat de propédeutique qui deviendra MGP en 1958. Georges Poitou y instaure l’algèbre linéaire, devançant Paris où on ne l’enseigne pas encore. Marcel Decuyper fait le cours d’analyse, il succède à Marc Zamanski, qui vient d’être nommé à Paris. On fait essentiellement de l’analyse en licence : René Deheuvels vient de quitter le cours de calcul différentiel, c’est au tour de Roger Descombes de faire ce cours. Pillons trouvait Deheuvels glacial, Gérard Rauzy l’était aussi. En deuxième année de licence, le gros certificat de physique vient d’être scindé en trois : thermodynamique, électricité, optique. Pillons choisit électricité. On fait aussi mécanique générale enseignée par Marcel Decuyper ; précédemment mécanique rationnelle était enseignée par Paul Germain. On fait aussi une option : Pillons choisit celle de probabilité, enseignée par Simone Marquet.
Les assistants, peu nombreux à l’époque, n’ont, au début, pas de bureau. La salle Pasteur sert de salle de Conseil ; on y fait des bureaux provisoires d’assistants (pour un an, en 1966-67) quand l’administration déménage à Annappes en 1966. L’école dentaire occupait aussi des locaux ; à son déménagement, le laboratoire de calcul numérique prendra la place. Il y avait un seul grand amphithéâtre, l’amphi Galois, que l’on coupe à mi-hauteur pour faire des bureaux à l’étage, au "poulailler", dit-on. L’agent d’entretien, Revers, qui loge sous l’escalier, fait parfois le ménage. Pillons fait son DES avec Poitou en géométrie supérieure, où l’on traite des variétés abéliennes. L’autre DES de l’époque est celui d’analyse supérieure.

Gérard Hecquet étudie à la faculté des sciences à la fin des années cinquante. « Mes résultats en mathématiques me permirent de m’inscrire à l’université en MGP. Je découvris alors, Place Philippe Lebon, une forme d’enseignement toute nouvelle. Je revois encore l’un de mes professeurs, Michel Parreau, nous enseigner l’algèbre et je fus alors séduit par ces notions nouvelles : groupe, anneau, corps… C’était le début de l’algèbre moderne. La mécanique était en licence. Il y avait Maths 1, TMP, mécanique, Maths 2, un certificat de physique : électricité ou optique ou thermo. Il était plutôt recommandé de faire électricité… Parreau a enseigné longtemps Maths 2, Descombes aussi ; ils faisaient Math 1 et Math 2.
Je ne me souviens que de Parreau comme prof, c’est lui qui m’a marqué. On avait parfois du mal à le suivre tant il lui arrivait d’écrire de la main gauche en effaçant le tableau de la main droite et en nous parlant le nez au mur ! Je me souviens en particulier d’un de ses cours portant sur les systèmes d’équations linéaires après avoir, le jour précédent, parlé de matrices. Un léger brouhaha s’établit dans l’amphi : "Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Il l’a déjà dit…" Si bien que tout à coup notre cher professeur (on l’appelait entre nous "la mitraillette") se retourna et mit à la porte l’un de nous : "Monsieur ! Prenez la porte !". Inutile de dire que le silence s’est établi et qu’enfin nous avons réussi à comprendre le sens de son cours.
Elève de l’IPES, j’étais dispensé de l’écrit du Capes que nous devions passer après la licence, mais non de l’oral, de sorte que j’ai eu l’occasion de rencontrer les présidents de jury, les fameux Cagnac et Thiberge. A l’un je disais que j’étais admissible à l’agrégation, à l’autre que je me voyais professeur au lycée de Douai. Seulement voilà, il y avait deux agrégations de mathématiques à l’époque, l’une masculine, l’autre féminine tant et si bien que Pierre Derue et Pierrette Ladureau, mariés, obtenaient un poste double à Douai et me privaient du même coup du mien.
Ce qui s’est passé, c’est que lors de mes instabilités de poste, j’ai été affecté à un cours de mécanique, place Philippe Lebon, et je crois que c’était Marcel Decuyper qui faisait le cours. On avait comme littérature le bouquin de Lainé. Il y avait des exercices qu’on n’arrivait pas toujours à comprendre et je me souviens qu’avec Pierre Tison, à un moment donné, il s’est présenté cette fameuse notion de centre instantané de rotation qui est maintenant complètement absconse, on n’arrivait pas… Les cours se passaient dans le grand amphi qui tournait le dos au restaurant de l’U1. Je ne sais pas exactement si mon service comprenait uniquement la pose des problèmes et leurs corrections. Pendant un semestre j’avais la pose d’énoncés toutes les semaines pour les débutants et pour les redoublants. C’était une époque où il n’y avait pas beaucoup d’archives et des échanges avaient lieu entre enseignants d’autres universités pour trouver des énoncés de problèmes. À ce moment, des collègues ont commencé à mettre en place des annales…
Je ne me souviens pas d’avoir enseigné les fonctions holomorphes, les calculs de résidus, etc. J’ai dû en faire un peu mais pas tellement. J’ai enseigné en Deug, en Maths 1. En Maths 1, c’était la topologie. Pour moi, c’était une découverte. C’était un amusement, surtout que l’enseignement était annuel, on avait l’impression d’avoir du temps. Quand on posait un exo, on disait : "Si on enlève cette hypothèse-là, qu’est ce qui se passe ? Vous avez une semaine pour réfléchir". J’ai dû aussi enseigner avec Laurent Gruson mais je n’en suis pas sûr ; j’ai suivi ses cours mais je ne sais pas si j’ai enseigné avec lui. C’était l’algèbre géométrique, c’était un cours formidable. C’est là que j’ai compris les différences entre les diverses géométries. C’était une découverte. Nos lycéens confondront toujours celle de Pythagore et celle de Thalès. »

Pierre Tison encadre les travaux dirigés de MPC sur le cours de Marcel Decuyper (qui enseigne aussi TMP et MMP) et il fait des vacations destinées aux étudiants étrangers. Il se souvient d’un Chinois qui débarque sans connaître un mot de français et qui saura le parler un an plus tard, grâce à des cours organisés à cette intention. Le cours de calcul différentiel est alors enseigné de façon très intéressante par Roger Descombes et Michel Parreau. La deuxième année, Tison fait aussi des compléments de cours pour Ipessiens en mécanique rationnelle ; le cours est fait par Robert Bossut, enseignant jovial, très clair, dessinant très bien au tableau (Robert Bossut dirigera l’IDN). Descombes est moins communicatif, plus distant que Poitou et Parreau. Tison prépare l’agrégation avec Poitou. Christiane Chamfy avait un dynamisme fou et beaucoup de présence, elle était très disponible et très conviviale.

La mathématicienne Laure Moché enseigne les travaux dirigés de MGP avec Parreau en 1963-64. Bien que l’enseignement de MGP se fasse sur un an, on y traite de la convergence uniforme. Ces travaux dirigés se déroulent en amphithéâtre avec 50 étudiants qui, trop nombreux, ne sont pas interrogés. Quand on s’installera sur le campus, les salles de travaux dirigés, plus petites et plus nombreuses, permettront des groupes plus petits, et l’interrogation des étudiants au tableau. Les corrigés de problèmes se font devant toute la promotion et sont plus difficiles à tenir. Laure Moché constate que, malgré ses appréhensions, les étudiants de Lille sont étonnamment calmes, plus calmes qu’à Paris. À partir de 1964, Laure enseigne la topologie et les séries de Fourier, en Math 1, avec Descombes, puis, après la réforme de 1967, dans des unités en licence. Les résultats des étudiants sont tout à fait corrects. Parmi les collègues de Laure, en 1963-65, se trouvent Bernard Rouxel, Jean-Pierre Amet, Pierre Léonard et Marcel Decuyper, qui font ensemble TMP. Pham Mau Quan enseigne la mécanique.

Biologie


Le biochimiste Henri Debray explique son intérêt soudain pour la chimie biologique lorsqu’il était étudiant : « Je commence mes études à la faculté des sciences de Lille en 1962 et j’obtiens SPCN en 1963. Comme je me destine à l’enseignement secondaire en sciences naturelles, je prépare une licence de type Aigrain, qui comporte six certificats obligatoires. La première année, de 1963 à 1964, j’en prépare trois, dont ceux de géologie et de biologie animale, et je les obtiens tous les trois. La deuxième année, je prépare les trois autres certificats obligatoires. Il m’arrive un petit incident : j’échoue aux deux sessions du certificat de physiologie animale. Cela est dû à un rejet du cours du professeur Simon Bouisset et également des travaux pratiques de physiologie animale qui me paraissent assez bizarres. Toujours est-il que je dois préparer à nouveau, au cours de l’année 1965-66, ce certificat de physiologie animale. Mais, comme cela ne me demande pas beaucoup de travail, je m’inscris en même temps au certificat de chimie biologique. En juin 1966, j’obtiens le certificat de physiologie animale, donc la licence, et également le certificat de chimie biologique. Autant les cours du professeur Bouisset sont abscons, autant ceux du professeur Jean Montreuil enthousiasment tout l’auditoire. Montreuil est, et sera toujours, un enseignant hors pair. Le point important, c’est que le cours de Montreuil m’attire vers la chimie biologique. »

Le biologiste Maurice Porchet raconte : « Dans l’ancienne faculté des sciences, il y avait le grand amphi Gosselet et des salles de TP, avec des tables ordinaires et un revêtement dessus. On avait des animaux empaillés et cela suffisait. Je me souviens que la faculté des sciences avait recruté Jean Montreuil qui venait de médecine. Quand l’évolution n’apparaît pas ici, elle apparaît toujours quelque part… Il y avait l’Institut Pasteur, que j’ai toujours respecté et où il y avait des "bons", et la médecine qui démarrait la chimie. Ils avaient la religion du chiffre, car ils faisaient déjà plein de dosages, de glycémie par exemple. Ils ont toujours eu un appareillage énorme et les premiers biochimistes sont apparus en médecine et en pharmacie. D’après moi, ils ne pouvaient pas apparaître spontanément à la faculté des sciences, il n’y avait pas le contexte pour cela. Donc Montreuil est arrivé chez nous. Il avait des machines complexes et chères. Je me souviens, quand nous avions cours dans l’amphi et que ses élèves faisaient tourner la centrifugeuse, cela disjonctait et il n’y avait plus d’électricité dans le bâtiment. On attendait que quelqu’un remette les plombs. Montreuil était dans les bas-fonds de la rue Gosselet. On lui avait donné des couloirs, il y avait plein de machines dans les couloirs. »

Sciences économiques


Jean Bourgain évoque ses études d’économie à la faculté de droit. « Dans l’ancienne faculté de droit, on devenait professeur après avoir passé le concours d’agrégation. Nos professeurs étaient des "turbo profs". Un turbo prof, c’est un prof qui résidait à Paris et qui venait à Lille deux jours par semaine pour faire ses cours ; il avait son poste à Lille mais en fait ses activités étaient à Paris. À l’époque, il n’y avait pas de laboratoire à Lille. Certes il y avait l’Institut d’économie régionale (IER) du doyen Dehove mais c’était quelque chose d’un peu particulier, qui n’accueillait pas beaucoup les étudiants. On était quelques-uns à y aller, mais on avait presque une dérogation pour y aller. Cet Institut était situé au deuxième étage de la faculté de droit ; il possédait une bonne bibliothèque, centrée sur les problèmes d’économie régionale. Après 1968, au moment de la structuration en universités, il y a eu un refus de cet Institut de se rattacher aux sciences économiques.
Outre les professeurs agrégés, il y avait des chargés de cours, bien souvent des agrégatifs qui étaient dans l’orbite d’un professeur en poste à Lille. Quand j’ai commencé mes études, il y avait seulement quatre professeurs. J’ai suivi l’enseignement de Gérard Dehove en première et en deuxième année. Jacques Lecaillon enseignait "conjoncture et croissance" et "histoire de la pensée". Nicolaï est arrivé plus tard, en 1962-63 ; je l’ai connu en quatrième année de licence. Avec lui, ce fut un choc culturel important. Alors que Marchal et Lecaillon nous enseignaient tous les travaux bien gentillets de l’économie de l’époque, Nicolaï nous a fait découvrir Marx, les sociologues américains, etc. Il nous a ouvert l’esprit à des choses dont on n’avait jamais entendu parler. René Fruit, d’abord maître de conférences, puis professeur, nous enseignait les statistiques. Seulement 30 heures de statistiques ! C’est tout ce qu’on avait en statistiques et mathématiques en licence. Il y avait aussi Pierre Bauchet, qui enseignait "planification" ; il refaisait son bouquin. On a eu aussi André Babeau comme professeur en économie financière en quatrième année. Il n’y avait qu’un assistant : Jacques Teneur. En première année, il y avait des TD, mais on n’était pas obligé d’assister aux séances. Je n’ai jamais eu de cours d’économie monétaire, parce que Dehove ne faisait pas d’économie monétaire. En géographie économique, j’ai eu comme enseignant un agrégatif, permanent à Bruxelles, qui avait écrit un livre et qui nous lisait son livre. En fait, on nous enseignait seulement de l’institutionnel.
[Jacques Duveau intervient pour dire que, dans les années 1960-65, les étudiants de première et seconde années en sciences économiques étaient regroupés avec les juristes dans des amphis de 120 à 150 personnes. En troisième et quatrième années, les économistes étaient séparés des juristes et se retrouvaient en petits effectifs, de 25 à 30 personnes. (La promotion de Jean Bourgain a été la première à dépasser l’effectif de 20 en 4ème année.) Dans ces conditions, il n’y avait pas de raison de faire la distinction entre cours et TD. La distinction entre cours et TD n’a eu de sens qu’en arrivant à la Cité scientifique, lorsqu’il y a eu un afflux important d’étudiants, des centaines d’étudiants.]
En quatrième année, on allait manger le soir avec Nicolaï. Les petits effectifs permettaient des contacts presque familiers. On mangeait au restaurant universitaire avec Bauchet. On était toute une équipe qu’il voulait emmener à l’ENA, dont Bernard Delbecque, Bernard Frimat, etc., et moi. Il disait : "Vous perdez votre temps ici, venez à l’ENA, vous allez voir, vous pourrez faire une carrière intéressante, etc." Aucun ne l’a suivi. Personnellement, je n’envisageais pas de faire une carrière administrative. [Jacques Duveau ajoute ceci. Ce que dit Jean est tout à fait caractéristique de ces époques. De 1961 à 1965, il y a très peu de professeurs. Et dix ans plus tard, dans les années 1970-74, il y a à nouveau très peu de professeurs, relativement à un effectif étudiant complètement démesuré, avec une armée d’assistants, de chargés de TD et de chargés de cours.]
En 1974, il n’y avait que trois professeurs : J. P. Debourse, J. J. Granelle, Françoise Renversez. Michel Adam était chargé de cours, ainsi que Serge Latouche et Jean-Claude Delaunay. Il a donc fallu mettre en place une organisation adaptée à la situation, en particulier trouver dans l’équipe d’assistants quelqu’un qui assure l’organisation des TD. [Jacques précise : au moment des examens, les assistants ont dû corriger des copies, j’ai corrigé deux cents copies sur un cours d’histoire de la pensée qui n’était pas fait.] Moi aussi, je me souviens avoir corrigé deux cents copies sur le cours d’Adam, parce qu’il avait six ou sept cents copies à corriger. On venait chercher les "bonnes pâtes"…
J’appartiens à la dernière promotion de l’ancien régime. Ensuite, c’est devenu "sciences économiques" avec plus d’économie, et avec des maths en première année. Nicolaï s’était mis aux maths et aux statistiques pour pouvoir dominer l’enseignement qu’il faisait en première année. Pour ce faire, il a demandé à F. Renversez de faire à la fois le cours d’éco, le cours de math et peut-être le cours de stat de première année. Mais si je reviens à l’enseignement que j’ai reçu, il n’y avait pas de maths ; comme quantitatif, il y avait seulement un semestre de statistiques purement descriptives. Quand j’ai commencé à enseigner, j’avais beaucoup de trous : je ne connaissais pas l’économie monétaire, j’avais peu fréquenté le cours sur les relations internationales, etc. »

La vie étudiante


Bernard Maitte est physicien et historien des sciences : « A dix-neuf ans, j’avais déjà des responsabilités étudiantes. J’étais VP-universitaire de la Corpo de sciences, puis VP-universitaire de l’AGEL-UNEF. Il y avait une coopérative extrêmement importante qui tirait les cours pour tout le monde. Parce que, rapidement, on ne pouvait plus aller aux cours : pas assez de place dans les amphis. 1962, 63, 64 ont été des années de croissance forte du nombre des étudiants. La faculté des sciences ayant été bâtie pour quelques centaines d’étudiants, la majorité ne pouvait pas prendre place dans les amphis. La fac n’avait aucun moyen de reprographie. La Coopé, elle, était très bien équipée : il y avait des appareils de reprographie dans chaque "groupe d’Instituts", c’est-à-dire par licence, par propédeutique, et des moyens plus sophistiqués (offset) pour l’AGEL sur tout le second étage de l’U1, rue de Valmy. Nous prenions les cours, réalisions les stencils, corrigions, tirions, reliions, tout ceci en activité militante. Les étudiants avaient ces polys gratuitement ou payaient peu cher. L’existence des machines et de la Coopé permettait aussi d’imprimer des tracts.
Le centre de la vie intellectuelle, c’était l’U1. L’U2, rue Charles Debierre, était déjà construit. Une preuve de l’importance de l’UNEF à l’époque : bien que ce restaurant soit à proximité de la fac de Droit, nettement moins mobilisée que la fac des sciences contre la Guerre d’Algérie, la gestion du restaurant avait quand même été confiée à l’UNEF, qui occupait l’étage du bâtiment. L’UNEF à Lille avait une spécificité en France : nous étions à la fois politisés et gestionnaires. L’U1 avait été longtemps le seul restaurant universitaire de Lille. L’UNEF avait embauché un gérant. Il était payé par nous et avait embauché le personnel dont il avait besoin pour faire la cuisine et faire fonctionner le restaurant. La gestion du restaurant de l’U1 était directe.
Le bâtiment de l’U1 nous appartenait. À l’intérieur il y avait un amphithéâtre, des logettes de "groupe d’Instituts" ou syndicales (sciences, lettres), le restaurant, la Coopé, des salles de spectacle. On faisait ciné-club, sport, activités culturelles, théâtre, etc. Il y avait une vie intellectuelle extrêmement forte et pas seulement une vie politique ou universitaire. Etant donné le nombre d’heures de cours – on pouvait ne faire que 9h par semaine – ça laissait du temps pour faire diverses activités. Les TD n’existaient pas statutairement mais, en pratique, cela dépendait de la possibilité de disposer de locaux. Avec trois heures de cours par semaine et par certificat, on pouvait réussir trois certificats à la fin de l’année. »

Les balbutiements de la recherche


Jean Montreuil quitte la faculté de médecine et arrive à la faculté des sciences en 1958, il crée aussitôt le laboratoire de chimie biologique : « Ma mission, c’est d’installer des enseignements et aussi un laboratoire de recherche. Donc je cherche un local. Comme la chimie biologique, à l’époque, était rattachée à la chaire de chimie, je me tourne vers le patron, qui était Germain. Aucun local disponible, tous les chimistes étaient déjà enterrés dans toutes les caves. Alors je me tourne vers l’Institut de zoologie, rue Jean Bart. Le Professeur René Defretin me dit : "On peut vous donner un labo au rez-de-chaussée. J’ai construit un petit labo de chimie, pour trois ou quatre personnes au maximum, mais vous pouvez disposer de la place qui reste. On a enlevé les aquariums, qu’on a transportés ailleurs. Donc la place est libre." Voilà le point de départ du labo de chimie biologique de la faculté des sciences de Lille. Après l’enlèvement des aquariums, c’était complètement délabré. A deux, pendant les week-ends, nous avons construit, avec des cornières perforées, les paillasses de notre premier laboratoire. » (Sur l’histoire de la biochimie à Lille, conférence donnée par Jean Montreuil en 2009 dans le cadre des 17-19 de l’ASA).

Alain Moïses, physicien : « Une anecdote pour vous décrire les conditions de travail à Lille. Un jour, on voit arriver Gérard Journel, qui revenait du service militaire. Il souhaitait préparer une thèse. Comme il n’y avait pas de labo disponible, il a fallu se débrouiller pour lui trouver une salle. On est entré dans une pièce dans laquelle il y avait plein de gravats. On a donc pris des brouettes pour évacuer les gravats. On a nettoyé la pièce et fait toutes les installations électriques. C’est ainsi que Gérard a pu commencer à travailler pour sa thèse. Maintenant, depuis que les bourses CNRS sont attribuées pour trois ans, les étudiants doivent tout trouver en n’abaissant que des boutons. »

Jean Bellet, physicien : « Comment je fais ma thèse ? Il me faut un ordinateur pour faire mes calculs. On n’a rien à Lille. J’utilise un vieil équipement récupéré à Grenoble. Il est installé au rez-de-chaussée de la place Philippe Lebon. C’est un appareil à tubes, placé dans une salle non climatisée. Quand il fait trop chaud, on ouvre les fenêtres ; si ça ne suffit pas, on balance de l’azote liquide en-dessous de l’appareil. Voilà la recherche à Lille dans les années 1965-67. Heureusement, je rencontre quelqu’un (Guy Steenbeckeliers) qui a accès à un énorme ordinateur à l’université catholique de Louvain. Mes calculs vont donc se faire à Louvain. Je commence mes collaborations avec Louvain, puis avec quelques labos aux USA, puis Orsay. Je découvre alors les gros moyens qui existent ailleurs. »

Le mathématicien Claude Langrand a fait son diplôme d’études supérieures (DES) avec Vladimir Kourganoff puis, du fait du départ de ce dernier à Paris, deux ans d’enseignement secondaire, au lieu de l’obtention d’un poste comme promis par Kourganoff. Pendant ces deux ans (1962-64), il fait passer des colles de probabilités. Nommé assistant en 1964, Claude Langrand soutient une thèse de troisième cycle en 1968 avec Bui Trong Lieu. Puis il fait une thèse d’État avec Bui Trong Lieu et Kampé de Fériet pour la première partie, et Parreau pour la deuxième partie (le sujet de cette deuxième partie est donné quelques semaines avant la soutenance). Cette thèse d’État est la première thèse de probabilités soutenue à Lille. Le drame des assistants qui n’ont pas fait de thèse, problème général des universités qui ont "décollé" à cette époque, s’explique, d’après Claude Langrand, par le fait que les professeurs poussaient les étudiants à avoir l’agrégation avant de se lancer dans une thèse. Cela avait pour effet d’épuiser ces jeunes et de leur donner un statut de maître-assistant suffisamment confortable pour ne pas essayer de continuer plus loin. Ce statut confortable va bientôt disparaître et des assistants resteront coincés à ce stade.

Pierre Louis doit entrer en quatrième année d’IPES lorsque Christiane Chamfy (ou Roger Descombes) lui téléphone pour lui proposer un poste d’assistant en mathématiques. On est en 1963. P. Louis a 21 ans, il accepte de démissionner de l’IPES, prenant le risque d’enseigner en préparant l’agrégation. Pari tenu : il est agrégé en 1964. Il est donc le plus jeune assistant de mathématiques recruté à Lille. À propos du peu de matheux ayant fait une thèse, Pierre Louis pense que « le contrat d’embauche des assistants n’était pas clair sur la question de la recherche. Il s’agissait de recruter des assistants agrégés. Les jeunes professeurs, qui avaient fait leur thèse à Paris, considéraient souvent que la thèse ne pouvait se faire qu’à Paris et, par conséquent, ils se souciaient peu du devenir des assistants. Ceux-ci, devenant maîtres-assistants sur simple dépôt de dossier s’ils avaient l’agrégation, ne s’en préoccupaient pas outre mesure. Par exemple, dans mon cas, c’est Pham Mau Quan qui m’a conseillé de poser ma candidature pour devenir maître-assistant. Par ailleurs, les séminaires consistaient plus en des exposés de théories, et la notion de problèmes ouverts était peu connue. Seul Daniel Lehmann semble avoir eu ce souci. »

Le physicien Bertrand Escaig arrive à Lille en 1970, il a été formé au laboratoire de Jacques Friedel : « Au laboratoire de J. Friedel, on était "élevé" pour partir de Paris et essaimer en province. Cela ne se faisait pas dans tous les labos parisiens, loin de là ; les élèves d’André Guinier ou de Raimond Castaing par exemple restaient tous à Paris. J. Friedel avait en fait une vision différente, car il pensait que la physique française avant-guerre s’était un peu "encroûtée" à Paris. Les Paul Langevin, Jean Perrin et Louis de Broglie avaient fini par faire un petit cercle "scientifico-philosophique" uniquement sur Paris et avaient laissé tomber complètement l’Université en province.
C’est vrai qu’à Lille la partie physique de la faculté des sciences de la place Philippe Lebon, c’était un gros lycée. C’était pareil à Lyon ou à Strasbourg. J. Friedel expliquait que tous les gens qui avaient appris la mécanique quantique et qui l’avaient enseignée après-guerre ne l’avaient pas apprise chez de Broglie. Ils l’avaient apprise en Angleterre ou aux États-Unis. Il était très conscient du fait qu’il fallait de la mobilité et ses élèves étaient préparés psychologiquement à essaimer. Finalement, il avait raison d’envoyer ses élèves dans les régions, là où il y avait tout à faire et où ils ne pouvaient pas se marcher sur les pieds comme à Paris.
Ancien du laboratoire de Friedel, Georges Saada avait été nommé Maître de conférences à l’Institut de physique de Lille en 1965. Il avait programmé son retour sur la région parisienne et il m’a dit qu’il y avait un poste à Lille qui allait se libérer. J’ai donc pris l’initiative de me présenter en 1970 à sa succession. Pendant mon séjour à Berkeley j’avais négligé de me faire inscrire sur la liste d’aptitude, j’ai donc été recruté comme Chargé de cours et titularisé un an après en 1971. La transition avec G. Saada n’a pas été tout à fait linéaire. Quand je suis arrivé à Lille, et avant de m’installer définitivement, j’ai discuté avec tous les thésards qui étaient là et je me suis aperçu qu’il n’y avait pratiquement rien sur les rails.
Les gens cherchaient un sujet qu’ils n’avaient pas réellement ; il n’y avait guère que Nicole et Jean-Claude Doukhan qui étaient sortis d’affaire. Il y avait donc beaucoup à faire dans le domaine. Je me suis posé la question de savoir quels sujets je devrai donner. Chez Friedel nous étions quelques-uns à avoir travaillé dans le domaine de la métallurgie physique, mais on avait le sentiment qu’avec les métaux c’était quand même un peu fini. Les modèles étaient déjà bien sophistiqués sur les cubiques centrés, et les problèmes de forêt de dislocations avaient été étudiés par Saada. Nous discutions souvent ensemble en nous disant que maintenant il faudrait peut-être étudier d’autres matériaux avec les méthodes de la métallurgie physique : les oxydes, les céramiques, les cristaux moléculaires étaient des terres inconnues qui nous attiraient...
Venant à Lille et trouvant les gens en panne de sujets de recherche, j’ai souhaité les orienter vers l’étude de ces nouveaux matériaux. J’ai donc proposé à N. Doukhan et à R. Duclos de travailler sur les spinelles, l’une pour sa thèse d’État et l’autre pour sa thèse de 3ème cycle. Comme j’avais des contacts au CEA de Saclay, je m’étais arrangé pour avoir des monocristaux de spinelle. On a développé avec Jean-Louis Farvacque la méthode de Berg-Barrett parce que c’était nouveau, qu’on pouvait en tirer des informations pertinentes sur les structures de dislocations et de plus c’était une technique qui n’était pas trop onéreuse. On a étudié des monocristaux de fer, avec G. Coulomb et J. Lecocq qui ont commencé une thèse de 3ème cycle sur ce sujet, parce que j’étais en relation avec l’IRSID. Jeune théoricien et lançant des thèses expérimentales, j’étais naturellement très préoccupé par l’approvisionnement du labo en monocristaux et en techniques expérimentales accessibles pour les études que je voulais voir démarrer sur ces nouveaux sujets. Cette mise en place m’a occupé durant tout le printemps 1970.
Au niveau du matériel de laboratoire la situation n’était guère plus brillante. Je me rappelle très bien avoir éprouvé un sentiment de forte responsabilité d’avoir à trouver les thèmes et les outils qui permettraient à ces jeunes gens de développer leur énergie, leurs talents et l’enthousiasme de leur jeunesse vers l’horizon scientifique qu’ils s’étaient choisi. C’était à moi que revenait le devoir de leur donner les moyens de leurs ambitions. G. Vanderschaeve se démenait avec un vieux Microscope Électronique à Transmission (MET) prêté par L. Ponsolle en catalyse, inadapté pour son travail sur les alliages ordonnés. J. C. Doukhan, pour sa part, devait effectuer ses travaux de microscopie à l’IRSID ou à Saclay. Il fallait absolument envisager rapidement l’acquisition d’un nouveau microscope pour que ces enseignants-chercheurs puissent préparer leur thèse dans des conditions normales et des délais raisonnables. »

Eugène Constant remonte aux sources de la création de l’IEMN : « Tout a en quelque sorte commencé lorsque, de retour du service militaire en 1964 et ayant été nommé Professeur sans chaire à l’Institut radiotechnique, j’ai tenté de constituer une petite structure de recherche avec Yves Leroy qui avait effectué ses études d’électronique à peu près en même temps que moi et que je connaissais donc fort bien. A ce stade, de toute évidence, il n’y a aucune chance de pouvoir rapidement former une structure de recherche comparable à ce que sera celle de l’IEMN. La première difficulté réside dans le fait que la recherche française dans le domaine de l’électronique est alors concentrée dans la région parisienne et la région toulousaine. Deux grands patrons, les Professeurs Grivet et Lagasse, y règnent en maîtres, et il est hors de question de faire quoi que ce soit sans leur assentiment et sans être connu de ces deux personnalités.
Par ailleurs, il faut reconnaître que la réputation de notre laboratoire à l’extérieur de Lille est très limitée, sauf auprès de quelques spécialistes des hyperfréquences et des guides d’ondes. Pour ne citer qu’un seul exemple, lorsque l’on passe un doctorat d’État, le jury ne comporte le plus souvent aucun membre venant d’une autre université. Cet isolement n’est guère propice pour obtenir un financement régulier auprès du CNRS ou du Ministère de la recherche.
On comprend, au regard de ces conditions peu enthousiasmantes, la désillusion que peut éprouver notre nouveau directeur, Robert Gabillard, lorsqu’il arrive à Lille en 1959 après avoir passé sa thèse de doctorat dans le laboratoire de l’École Normale Supérieure, puis avoir travaillé dans le centre de recherche prestigieux du CERN de Genève.
Compte tenu de ce contexte de départ, si, comme je le souhaite, je veux faire une carrière à la fois passionnante et fructueuse en recherche, il m’est indispensable de bien réfléchir aux premières mesures à prendre pour éviter de tomber dans une impasse. La seule possibilité immédiate qui s’offre à moi est de choisir le mieux possible les futurs sujets de notre équipe. Deux impératifs s’imposent : d’une part, ne retenir que des sujets présentant le plus possible de chances de déboucher sur des innovations ou même, pourquoi pas, quelques petites découvertes permettant d’acquérir un peu de notoriété ; d’autre part, avoir en perspective que ces sujets aboutissent à des résultats pratiques intéressants, susceptibles de susciter l’intérêt du Professeur Gabillard, mon nouveau directeur, et de nous procurer quelques contrats de recherche pouvant conforter notre trésorerie.
Deux opportunités vont se présenter à notre équipe, remplissant à peu près ces critères. La première de ces opportunités est relative aux expériences d’imagerie microonde par lesquelles notre activité d’équipe débute. Du matériel surplus de guerre, comportant un vieux radar et sa parabole, traîne dans le laboratoire. Enseignant en DEA et venant de faire une démonstration un peu originale de la loi de Max Planck et du rayonnement du corps noir, je me demande si on ne peut pas utiliser cet effet et la parabole du radar pour identifier et détecter les objets de notre entourage. L’expérience, mise en œuvre à partir des terrasses dominant l’Institut de physique, nous restitue en gros la haute cheminée et le clocher d’église de l’environnement immédiat. C’est un premier succès dont, naïvement, j’espère aussitôt un enchaînement de retombées futures telles que : vision par temps de brouillard en circulation routière, imagerie météo, imagerie militaire, etc. Mais le deuxième résultat de cette expérience est, comme il a été indiqué dans la première partie de ce compte rendu, de nous rendre codécouvreurs, en même temps que les Bell Labs, des facultés génératrices d’ondes hyperfréquences des diodes à avalanche. »

La vie dans un laboratoire


Nous avons choisi le laboratoire de spectroscopie Raman dans les années 1950 et 1960. A cette époque, les chercheurs qui s’intéressent à l’effet Raman sont peu nombreux. C’est le temps des pionniers qui défrichent le domaine. Pour répondre à ses besoins d’équipement, le labo élabore de nouveaux spectrographes Raman en exploitant les performances nouvelles offertes par les photomutiplicateurs, les lasers, et d’autres avancées technologiques. La vocation "instrumentale" du labo est née, elle fera sa renommée internationale.
Le chimiste Michel Delhaye décrit l’ambiance de travail qui règne dans son laboratoire. Son récit est plein de reconnaissance, de respect, et même de vénération pour ses anciens patrons et pour son père (qui travaille lui aussi au labo). Il témoigne d’une époque où la recherche dans ce domaine dispose de moyens limités, souvent artisanaux, et qui s’effectue parfois dans un environnement présentant des risques sanitaires inconnus : « Félix François et Marie-Louise Delwaulle, qui sont successivement les directeurs du labo, travaillent au moins douze heures par jour. Ils arrivent le matin vers 7h30. Ils reviennent après le repas du soir. Delwaulle est hébergée chez les François, au coin de la rue Barthélemy Delespaul et de la rue d’Artois, à deux minutes du labo. François a fait installer une ligne téléphonique privée entre le labo et son domicile. A l’heure du repas, Mme François les appelle, et, immédiatement après le repas, François et Delwaulle reviennent au labo. Ce sont des bourreaux de travail. Nous travaillions dans ce labo dans une ambiance passionnante. A la fin des années 50, des postes sont créés, le labo connaît un grand développement. En 1959 arrivent les "trois mousquetaires" (Monique Crunelle, Michel Bridoux, Michel Migeon), suivis en 1960 du quatrième (Francis Wallart). Tous les chercheurs du labo travaillent sur l’effet Raman. Quand Delwaulle arrive le lundi matin, elle dit : "Il faudrait… (il faudrait faire ceci ou cela)", et on se met aussitôt au travail pour préparer un nouveau produit ou fabriquer un nouvel appareil. C’est l’âge d’or du labo. »

Les changements dans les années soixante

La mise en place des départements


Michel Lucquin : « La création du département de chimie remonte à 1962 (décret du 20 juillet 1962 du Conseil de la faculté des sciences, sous le doyen Parreau). C’est un grand progrès. Un Conseil de département est aussitôt mis en place, constitué de l’ensemble des professeurs et des maîtres de conférences. Auparavant, chaque chef de service traitait avec le doyen et il n’y avait aucune coordination à l’intérieur de la chimie. Désormais, les ardeurs des chefs de service peuvent être freinées. »

Jean Cortois : « À Lille, on n’attend pas la Loi d’orientation de novembre 1968 pour créer de nouvelles structures. Le doyen Tillieu met en place les départements en 1967. Tillieu a une vision, une réflexion puissante à l’époque. En fait, les départements ne sont pas connus tant qu’ils ne sont pas réellement structurés (Conseils, etc.), c’est-à-dire rarement avant 1968. Et même, dans certains endroits, comme la biologie, il subsiste une structure mandarinale bien après 1968, jusqu’au départ de Durchon. Ceci dit, avec le recul, on peut dire que la création des départements a figé les disciplines, parce qu’il y a eu ensuite une évolution de la recherche. »

Le cas du département de physique


Jean Bellet : « Les bases du département de physique sont posées en 1962. Quand Raymond Wertheimer devient directeur du département, il a le mérite d’imposer, de façon assez directive, mais il n’a peut-être pas le choix, la mise en commun des moyens matériels et personnels. Il met en place un atelier de mécanique commun, un atelier d’électronique commun, un service administratif commun. Ainsi s’installe, à Lille, la structure commune qui sera conservée lors de l’installation sur le campus d’Annappes. Wertheimer fait passer presqu’en force cette organisation avec l’opposition des autres. C’est un grand mérite qu’il faut lui reconnaître. En rassemblant des petits moyens éparpillés, il crée une structure ayant une masse critique suffisante.
En 1966, quand je deviens maître de conférences (MC), j’entre dans le Conseil de département. Il n’y a que les enseignants de rang A : les cinq professeurs (Bécart, Lenoble, Schiltz, Tillieu, Wertheimer) et les quatre MC (Bellet, Boillet, Fouret, Maes). C’est là que je découvre les relations antinomiques qui peuvent exister entre certains professeurs. Tillieu, qui est doyen, essaie de tempérer un peu, quand il est là.
Quand on s’installe sur le campus, en 1967, changement d’échelle, il y a de l’espace. La structure de la Physique voulue par Wertheimer joue bien son rôle. Nous avons un seul bâtiment, le P5, et non des bâtiments éclatés pour chaque Prof, contrairement à la Chimie ou à la Biologie. Les ateliers communs de mécanique, de menuiserie, de plomberie, d’électricité, d’électronique sont implantés. »

Le cas du département EEA


La décision de regroupement de l’Électronique, l’Électrotechnique et l’Automatique (EEA)
Arsène Risbourg, électronicien : « La physique est constituée en département depuis 1962. L’instigateur de cette structuration, c’est Wertheimer. En ce qui concerne l’EEA, le regroupement en département a lieu plusieurs années après, alors que la séparation géographique des différentes composantes est encore présente. Les électroniciens constituent l’Institut radiotechnique et sont dans les bâtiments de l’Institut de physique, rue Gauthier de Châtillon. Les électrotechniciens constituent l’Institut électromécanique, installé dans les bâtiments des Arts et Métiers, boulevard Louis XIV. La composante automatique est en émergence à Lille ; elle doit sa création à Roger Dehors, le patron de l’Institut électromécanique, et, de ce fait, se trouve également boulevard Louis XIV. La séparation géographique des uns et des autres n’empêche pas l’existence de relations individuelles et souvent amicales.
C’est dans ce contexte que, au printemps 1966, le regroupement des trois composantes est décidé et que le département EEA est créé au cours d’une mémorable réunion boulevard Louis XIV. Parmi les participants il y a Panet, Maizières et Dehors pour l’électrotechnique, Liébaert, Lebrun, Gabillard, Constant, Raczy et Lefebvre pour l’électronique, Vidal et un autre pour l’automatique.
Gabillard pousse fortement à cette création. Profondément imprégné du modèle de l’entité Electronique constituée à Orsay par son patron de thèse, Pierre Grivet, il a très probablement vu dans l’opportunité de cette création lilloise l’occasion d’un développement similaire. Le remplacement définitif, dans le vocabulaire lillois, du mot "radioélectricité" par le mot "électronique" est aussi, très probablement, une marque de cette imprégnation. Toujours est-il que les plans de Gabillard ne se déroulent pas comme il l’espère : lors de la première élection du directeur du tout nouveau département EEA, c’est Lebrun qui est élu ! En fait, celui-ci laisse la place à Gabillard en démissionnant immédiatement… »

Physiciens et électroniciens, des frères ennemis


Georges Salmer : « Lors de la création du département EEA en 66, les électroniciens sont partagés entre partisans d’un rapprochement avec les physiciens et partisans d’un regroupement avec électrotechniciens et automaticiens. En fait, en raison de leur éloignement géographique (à l’Ecole des Arts et Métiers, bd Louis XIV), ces derniers sont très peu connus des électroniciens. En Physique, Wertheimer est relativement ouvert à l’égard des électroniciens : c’est un ancien du CNET (Centre national d’études des télécommunications). Cependant, il a dans l’esprit de faire de la bonne physique et n’accorde pas toujours une grande considération pour ce que font les électroniciens.
C’est l’antagonisme entre Fouret et Gabillard qui accentue les difficultés d’un rapprochement. René Fouret, ancien de l’ENS de Saint-Cloud, est attaché à une physique pure. Robert Gabillard, ancien ingénieur du CERN et fils spirituel de Pierre Grivet, créateur de l’électronique à Orsay, est partisan résolu des applications. C’est en très grande partie grâce à Grivet et à son groupe de disciples (Soutif et Poloujadov à Grenoble, Garault à Limoges, Dubus à Orsay, Michel-Yves Bernard au CNAM, etc.) que l’on devra la fédération à travers toute la France des électroniciens, électrotechniciens et automaticiens sous le sigle EEA. L’alliance entre Grivet et Lagasse (son alter ego, à Toulouse, pour l’automatique) est à la base de la création du Club EEA, de celle de la Maîtrise EEA (1967) et, ensuite, d’un réseau très influent auprès des milieux entrepreneuriaux et gouvernementaux.
Pour ma part, même si je suis d’accord sur le fond avec ce qui s’est passé, je regrette néanmoins la coupure qui s’est produite avec les physiciens lillois et je crois que l’on a peut-être raté là des opportunités. »

Le rapprochement avorté entre Physique et EEA


Bruno Macke, physicien : « La Loi d’orientation conduit à la création des UER et pousse au regroupement. La question de la fusion entre Physique et EEA est posée. Mais les rapports entre physiciens et gens de l’EEA sont, à cette époque, assez conflictuels, pour deux sortes de raisons : parce que les engagements des uns et des autres dans les événements de 68 les ont conduits à s’opposer sur de nombreux sujets, et parce que les physiciens n’ont pas été corrects vis-à-vis des gens de l’EEA, ils voulaient les absorber. Le projet de fusion avorte, l’EEA refuse la fusion, vu l’attitude un peu agressive des physiciens.
Et au plan national ? Il y a eu fusion seulement dans de petites universités. Les UER de physique n’ont pas noué de liens entre elles, à la différence de l’EEA. Avec la création du Club EEA, qui a fait un intense lobbying, tous les départements EEA sont devenus des UER indépendantes des UER de physique. »

La création de l’IEEA


Georges Salmer : « Lorsque je reviens de coopération, en octobre 68, je suis frappé par le changement opéré en mon absence : regroupement EEA d’abord, et ensuite, arrivée du service informatique lors de la mise en place de l’UER d’IEEA. Ce nouveau regroupement me paraît encore plus artificiel que celui du département EEA. Les électroniciens n’ont, au départ, pas d’attirance spéciale pour cela, bien qu’étant les premiers utilisateurs de calcul numérique pour leurs modélisations.
Les débuts de l’UER d’IEEA se passent mal, avec une opposition frontale entre Pierre Bacchus et Robert Gabillard lors de la première élection du directeur. Bacchus est élu directeur... au bénéfice de l’âge. Visionnaire par certains côtés, il est, par contre, peu porté sur l’administration au jour le jour. Heureusement, certains, à l’exemple d’André Lebrun et de Christian Maizières, se chargent de faire marcher les choses.»

La création des départements d’IUT

Les IUT sont instaurés par le décret du 7 janvier 1966. Dès 1966 est créé le premier département de l’IUT de Lille, le Génie électrique (GE). Il n’est pas créé ex nihilo, mais à partir de l’école de techniciens, comme le raconte Yves Leroy, chef de département de 69 à 76 : « De 63 à 66, je suis maître-assistant à l’Institut Radiotechnique (IR), une des deux composantes de l’Institut de physique, dans l’école de techniciens dirigée par Robert Liébaert. C’est l’époque de la gestation, à l’échelon national, du projet de création des IUT. Liébaert est génial, il comprend tout de suite qu’il y a quelque chose à faire, il voit l’intérêt de transformer l’école de techniciens en un département d’IUT. Il prend contact avec Francis Dubus, le porteur du projet IUT au plan national. Et c’est ainsi qu’est créé le département GE de Lille, deuxième département GE de France, après celui de Cachan. »
Yves Leroy poursuit : « Il existait un brevet de techniciens supérieurs (BTS), qui était parfaitement structuré. Les programmes étaient fixés, il y avait des directives nationales, les épreuves du brevet étaient nationales. Par exemple, il fallait mettre en place 12 TP imposés qui servaient d’épreuves. Pendant le mois précédant les épreuves, tout le personnel était au travail, en train de câbler, de faire les manips pour voir si ça marchait, etc. Le plus intéressant, dans cette histoire, c’était peut-être que l’on disposait ainsi de TP parfaitement au point, pouvant être conservés pour l’enseignement de l’année suivante. Un beau jour, on dit : "L’année prochaine, ce n’est plus comme cela que ça fonctionne". R. Liébart réagit très bien. Tout ce qui est bon dans la préparation au BTS, il le conserve. Pour le reste, il faut improviser. Au début, il n’y a pas de programme net. Apparemment, ça n’a pas été mauvais… Il y a, tout de suite, des réunions de chefs de départements, tous les mois ou tous les deux mois. Liébaert m’y envoie dès 1967. Dans cette période de flou, une commission qui s’occupe des programmes se met progressivement en place, elle deviendra la Commission pédagogique nationale (CPN).
Ce qui change du jour au lendemain, ce sont les relations extérieures. Les enseignements technologiques en GE impliquent des contacts avec des industriels de l’électronique, alors que nous n’en connaissions aucun. Nous faisons connaissance avec des PME et des industries de la région : Velec à Tourcoing, Leanord à la Catho (Prosnier), CIT Alcatel à Marcq-en-Baroeul, Desmet à Faches-Thumesnil, Thomson à Seclin, les câbles de Lyon, CGCT (un jour, j’allais à la mer avec ma famille, je découvre l’enseigne de la CGCT, et le lendemain je leur téléphone). En région parisienne, nous rencontrons des ingénieurs de LTT (Conflans-Sainte-Honorine), Dassault, IBM, etc. Un car est frété à plusieurs reprises pour conduire les étudiants au salon des composants électroniques et aussi dans une société localisée à Renaix (Belgique). Les stages sont courants aujourd’hui, mais ils n’existaient pas à l’époque du BTS de l’IR. C’est l’IUT qui les crée, et qui initie l’organisation selon laquelle ils sont suivis à la fois par un ingénieur de la société et un enseignant de l’IUT.
Les techniques de réalisation de maquettes existaient déjà à l’époque du BTS. Paul Delecroix, Michel Descamps et Michel Lobry s’en occupaient. Cette composante pratique de la formation s’accroît en GE. Quant aux projets, ils constituent une véritable nouveauté. En première année, l’étudiant s’initie à la conception et à la réalisation d’un petit projet. En deuxième année, il travaille sur un autre projet, beaucoup plus conséquent (75 heures). Autre exemple du développement de nouveaux enseignements : c’est dans notre département GE qu’est implantée la technologie hybride couche épaisse, d’abord enseignée à nos étudiants, puis proposée au milieu industriel (dix stages d’une semaine). »

Le professeur d’électrotechnique Guy Séguier raconte comment il est devenu directeur de l’IUT de Béthune : « Je m’apprête à quitter la direction du labo d’électricité de HEI pour entrer chez Jeumont, à Paris, comme ingénieur de recherche. Maurice Bécart, directeur de l’IUT de Lille, m’appelle et me dit : "Si vous venez, je vous donne le département Génie Electrique (GE) de Béthune. Et vous embauchez qui vous voulez".
En 1969, je mets donc en place le département GE de Béthune (GE courants forts). A HEI, je ne fais qu’assurer mes cours, avec un salaire divisé par deux, car je ne suis plus directeur. Comme j’ai des loisirs, je prépare la rentrée du département GE. Comme je suis très connu dans le milieu, je commande toutes les machines qu’il faut, et, dès la première année, le programme est suivi. Je suis chef de département GE pas plus de trois mois, car, comme je me débrouille trop bien, Bécart me demande de prendre la direction de l’IUT de Béthune.
Dans les premiers mois de 1971, je vois au B.O. la parution de 6 ou 7 postes pour l’IUT de Béthune (Calais). Peu après, je reçois une nouvelle dotation d’argent. Cependant, à Calais, personne n’a entendu parler de création de l’IUT. C’était une promesse du général de Gaulle à Jacques Vendroux, son beau-frère, quand il était passé dans la région, mais Vendroux s’était fait "dégommer" par le maire communiste… Au centre-ville, il y a une usine de dentelle qui a fermé, une usine de 1500 m². On me l’offre. Durant deux nuits, je fais les plans de la répartition pour y installer deux départements, GE et Mesures physiques. Mais ce projet tombe à l’eau. Seul GE est immédiatement créé, avec pour localisation le Lycée technique Coubertin et pour chef de département Pierre Théry. Mesures physiques ne voit pas le jour ; le projet est remplacé, ultérieurement, par Informatique. La construction de bâtiments propres à l’IUT arrive bien plus tard, en 1988. Calais, ça me donne beaucoup de soucis, mais pas de remerciements. »

La vie au Laboratoire de calcul et les balbutiements de l’informatique

Etant arrivé à Lille en 1959, Florent Cordellier a connu la création du Labo de calcul, il a suivi son évolution et contribué au démarrage de l’informatique. Il évoque la vie au laboratoire. « De 1964 à 1970, le Labo de calcul a été le théâtre d’une activité sociale intense. Les salles où il y a un ordinateur sont des lieux où il y a toujours quelqu’un, tous les jours sans exception et à toute heure du jour ou de la nuit. C’est surtout vrai pour l’IBM 1620. Bien qu’il y ait un planning soigneusement géré par Guy Rappe, les utilisateurs font toujours la queue pour pouvoir faire un passage en machine. Certes, si l’on accepte de venir vers deux ou trois heures du matin, ou pendant le week-end, la concurrence sera un peu moins sévère, et on pourra effectivement disposer de l’ordinateur. Cette obligation de partager un même outil crée des liens et favorise les discussions.
Il n’y a pas que l’ordinateur qui nous lie. Il n’y a pas que le travail non plus. Il se crée une ambiance conviviale accentuée par des initiatives personnelles. Je dois rappeler ici le rôle de Pierre Bacchus et de Josette Devisme. Si Bacchus n’est pas un boute-en-train comme le seront certains, il attache un grand prix à ce qu’il existe une atmosphère conviviale au Labo, à ce que le Labo soit une grande famille. Il participe à toutes les manifestations allant en ce sens, y associe parfois son épouse, et il utilise son crédit pour que ces relations ne soient pas altérées par des problèmes financiers.
En quoi consistent ces échanges ? Il y a le café quotidien pris en fin d’après-midi autour de la grande table rectangulaire que nous avons héritée des matheux. Il y a aussi ces repas que nous allons prendre en groupe dans les restaurants universitaires. Il y a encore le café qui suit le repas. On se retrouve alors chez les soeurs Crinquette, ou au Pasteur, à l’entrée de la rue Jean-Bart, deux des cinq cafés qui entourent la place Philippe Lebon. Pourquoi ne va-t-on pas à la Source, de l’autre côté de la rue Nicolas Leblanc, ni au Caducée à côté de l’église Saint-Michel, ni au Tabac-Journaux si proche pourtant, je ne sais. Mais je suis sûr qu’on ne fréquente que ces deux cafés-là, et ce n’est pas pour la chaleur de l’accueil qu’on y reçoit, mais parce qu’on y va ensemble.

Il y a ces pots assez fréquents, pots dont la cause peut aussi bien être privée que liée à la vie du laboratoire : pot de thèse, pot de départ, pot d’arrivée, pot pour fêter une promotion, un mariage ou une naissance. Là encore, on se rencontre, on discute, on a l’occasion de parler avec chacun, sans la moindre exclusive.
Outre ces activités extra-universitaires, il y a aussi, et surtout, les discussions portant sur nos recherches et sur celles des autres. Dès la première année, j’ai pris l’habitude de consacrer une partie importante de mon temps à ces discussions plus ou moins informelles où l’on discute à deux, ou à trois, voire à plus, de questions qui nous tiennent particulièrement à cœur. Cela suppose qu’on ait une totale confiance entre nous, ce qui était sans doute le cas à cette époque où informaticiens et numériciens étaient particulièrement soudés.
Il ne faut pas passer sous silence les rencontres structurées qui se font dans un cadre universitaire : rencontres avec le patron de thèse, présence plus ou moins passive lors d’un exposé de séminaire, de colloque ou de thèse.
Ce que je viens de décrire se rapporte pour l’essentiel aux années 1964 à 1968. Ce qui s’est passé ensuite est un peu différent. Le fait que certains d’entre nous fondent une famille et se dégagent quelque peu de l’emprise du Laboratoire, l’achat d’un nouvel ordinateur dont l’utilisation exige moins de présence, les événements de mai 1968, l’émergence de l’informatique et la scission progressive entre numériciens et informaticiens qui va en résulter, notre déménagement à Annappes et notre rattachement à l’UER d’IEEA, tout cela a modifié profondément notre environnement et, c’est le plus important, a distendu les liens que je viens d’évoquer.
Je crois profondément que nous avons laissé l’âme du Labo de calcul dans les locaux de la place Philippe Lebon, mais je crois que ce qui avait précédé le déménagement l’avait rendue moribonde. »

Jean-Pierre Steen, informaticien : « Dans le bâtiment de la Place Philippe le Bon, on enseignait essentiellement les math ; l’informatique est venue s’y ajouter. La première année, on n’avait même pas de calculateur et on est allé dans trois usines pour y faire des stages. La première, c’était une usine de construction de wagons à Hellemmes (Fives-Lille Cail). La deuxième, c’était une usine textile (Thiriez) à l’Ouest de Lille (vers Loos) ; cette société avait des calculateurs, plutôt des Bull. La troisième fois qu’on est allé sur un calculateur, c’était près de Douai, à Sin-le-Noble, où on est allé faire marcher nos programmes, sur des calculateurs des Houillères.
C’était vraiment le début (1962-63). Le premier calculateur acheté était une machine Bull qui a été installée dans une salle du rez-de-chaussée, au nord, vers le restaurant universitaire (U1) de la rue de Valmy. Plus tard, c’est à la cave que fut installé l’ordinateur. L’atmosphère y était problématique, il y avait une ventilation particulière ; Georges Poitou allait dormir dans cette salle car il avait des problèmes d’asthme.
J’ai travaillé sur ces calculateurs Bull. Ceux qui nous dirigeaient pour les TP étaient Pierre Descarpentries et Marie-Hélène Guislain. J’assurais les séances de TP avec M.-H. Guislain. Il s’est trouvé que j’assurais les TP dans une section où je n’avais pas le diplôme correspondant, tant et si bien qu’à la fin de l’année, j’ai passé l’examen avec mes élèves ! »

Baudouin Drieux a préparé une thèse au Labo de calcul, il l’a soutenue en 1970. Il parle de cette époque. « Le labo de calcul numérique était alors placé sous la direction de Pouzet. C’était le grand ponte en tant que mathématicien appliqué et je crois qu’il avait fait sa thèse dans le domaine du calcul numérique. Une activité importante du labo était la programmation mais son enseignement n’y était pas encore très formalisé. Je ne me souviens pas de celui qui s’est occupé de ce secteur avant que Bacchus le prenne en main.
Bacchus était une "pièce rapportée", il est venu au calcul numérique pour les besoins des gros calculs nécessaires à son domaine d’origine, l’astronomie. Il s’y est totalement investi en sus de son activité d’astronome. Le rôle de Bacchus a été déterminant en ce sens qu’il a été moteur pour tous les sujets hors analyse numérique, recherche opérationnelle et logique mathématique. Les maths, ce n’était pas son truc. Par contre, il a été déterminant pour tout ce qui était pure informatique, c’est-à-dire la connaissance des ordinateurs, la programmation, la compilation des langages, ce qui fait le cœur de l’informatique. Cela n’a pas duré très longtemps, parce que dès qu’il a vu que Christian Carrez et moi, nous pouvions prendre le relais, il s’est remis à faire plus d’astronomie et on le voyait moins, bien qu’il continuât à manifester de l’intérêt pour l’informatique.
Pouzet, à mon arrivée, m’avait conseillé de ne pas me lancer dans l’analyse numérique car c’était un domaine qui commençait à se boucher ! Au fond, je pense qu’il n’avait pas vraiment envie de nous avoir comme étudiants, Christian Carrez et moi. Par contre, Poitou et Bacchus ont tous les deux été preneurs. Nous ne savions pas trop ce que nous allions faire car, hormis l’analyse numérique, tout était encore en devenir.
Le labo possédait deux ordinateurs : le Bull Gamma Tambour, un "dinosaure", au rez-de-chaussée et l’IBM 1620 au sous-sol. Ce dernier était la "merveille des merveilles" : la première machine électronique, avec lecteur de cartes et 5 k-octets de mémoire ! Pouzet et Bacchus y mettaient beaucoup d'espoir. Bacchus avait déjà de bonnes idées sur la compilation nécessaire pour traduire les programmes écrits en ALGOL (ALGOrithmic Language) dans le langage machine. Les spécifications de l’ALGOL avaient été élaborées en 1960. C’était une des grandes voies de recherche à l’époque. Bacchus s’était attelé seul à la conception et à l'écriture du compilateur ALGOL pour la 1620 avec une approche tout à fait originale. C’était en outre un remarquable programmeur.
La grande préoccupation de Bacchus était la place mémoire nécessaire pour le compilateur qui est un programme très volumineux. Dans tous les compilateurs de l’époque, le compilateur était d’abord mis en mémoire puis on faisait "passer", morceau par morceau, le programme "devant" le compilateur. On était cependant obligé, à un moment donné, d’avoir la totalité du programme en mémoire ce qui donnait une limitation drastique pour la taille des programmes qu’on pouvait compiler. Bacchus, qui avait des idées souvent iconoclastes pouvant parfois passer pour farfelues, a contourné la difficulté en limitant la place occupée en mémoire par le compilateur.
Pour cela, il l’a morcelé en quatre parties. La première consistait en une analyse lexicographique du programme pour vérifier la correction de ses mots clés, et à coder ceux-ci. La deuxième comportait une analyse syntaxique pour vérifier que la grammaire du langage était respectée. C’est sur ce point que j’ai été amené à intervenir par la suite. La troisième partie était une analyse sémantique portant essentiellement sur les opérateurs. Enfin, la quatrième partie, la plus grosse, consistait en la traduction proprement dite en langage machine du code représentant le texte initialement en ALGOL. Ainsi, le programme était d’abord mis en mémoire dans sa totalité puis compilé en quatre temps en faisant "passer devant" lui les quatre parties successives du compilateur.
Avant de développer notre propre recherche, nous avons dû, Christian Carrez et moi, passer par le DEA et suivre les cours de Pouzet, Huard et Herz. Christian était plus passionné par l’analyse des automates et la logique mathématique, et il avait choisi Herz comme directeur de thèse. En ce qui me concerne, je n’étais pas trop attiré par le domaine de Herz, même si je l’admirais et si j’aimais beaucoup ses cours.
Bacchus avait un gros souci avec la partie syntaxique de son compilateur car celle-ci avait le fâcheux défaut de "mouliner" pendant beaucoup trop de temps avant d’aboutir. Il m’a demandé de regarder la question et c’est ainsi que ma thèse a démarré. J’ai commencé par lire les articles de recherche américains sur le sujet. J’ai constaté que c’était plus particulièrement un problème de structure de la grammaire qui pénalisait la méthode d’analyse de Bacchus. Et je me suis lancé dans l’approfondissement de cette question. L’objectif principal de ma thèse est ainsi devenu de caractériser les grammaires qui permettraient d’accélérer l’analyse syntaxique.
Il m’a fallu aussi trouver un mathématicien pour suivre ma thèse. Préparer une thèse en informatique était à l’époque un travail plutôt ardu, car l’informatique n'était guère reconnue par nos collègues mathématiciens purs qui estimaient que ce que nous faisions n’était pas de "vraies mathématiques". La conséquence était qu’ensuite il nous était souvent difficile d’être inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions de maître de conférences en mathématiques. »
Baudoin Drieux quittera l’université en 1975 et fera une brillante carrière dans le secteur privé.

Les relations entre les laboratoires et les entreprises

Georges Salmer : « Les relations des électroniciens avec les entreprises commencent vers 1960, grâce au tandem Gabillard-Lebrun. En électronique, on travaille avec Férisol, Hewlet Packard, Philips (LEP à Limeil-Brévannes), puis Thomson (Laboratoire Central, DMH). Les travaux d’Eugène Constant et de son groupe en relation avec le LEP concernent l’étude des diodes à avalanche et de leurs applications, en particulier dans le domaine civil. Avec Thomson, les applications concernent plus le secteur militaire, avec le soutien de contrats DRET (Direction des recherches et études techniques de l’armée). Il y a aussi des collaborations avec le CNET.
La question des relations avec les entreprises est un des points de clivage avec les physiciens, une source de conflit avec l’UER de physique et une partie notable de l’université d’alors. Les contrats de recherche avec les entreprises servent parfois d’alibi pour contester aux électroniciens les financements passant par l’université. Il faut attendre les années 70 pour que l’université s’ouvre plus largement sur les entreprises. »

L’évolution des relations humaines

Les relations entre les personnels


Jean-Claude Doukhan, physicien : « L’accroissement du personnel implique une adaptation pour trouver de nouvelles formes de relations entre les gens. A l’Institut de physique, l’époque où le directeur, J. Roig, gère tout, et tout seul, est révolue. Il faut partager le travail et apprendre à gérer ensemble.
C’est R. Wertheimer, le nouveau directeur, qui met en place cette gestion collective et introduit de nouvelles relations. Wertheimer, lorsqu’il croise un assistant ou un technicien, les salue, leur serre la main, leur demande comment ça va. Aujourd’hui, ça paraît banal. A l’époque, ça ne l’était pas. Ce sont des relations humaines plus chaleureuses, plus policées qui s’instaurent.
Ainsi le monde commence à changer un peu avant le déménagement sur le campus. Arrive mai 68, qui amplifie considérablement cette évolution et entraîne de nouveaux comportements. »

Les étudiants


Alain Moïses, physicien : « Un problème lié à la massification des effectifs s’est posé à l’arrivée à Annappes : c’est le manque de techniciens, qui nous a obligés non seulement à diminuer le nombre de TP, mais également à porter le nombre d’étudiants par TP à trois, puis à quatre, si bien que le TP n’avait plus aucune valeur. Evidemment, plus le nombre d’étudiants était élevé, plus ils bavardaient. J’ai assuré des TP avec Jean Messelyn. Pour calmer les étudiants, Messelyn poussait une gueulante en disant : "Vous sortez et vous me faites trois tours à bicyclette !" Et ils le faisaient ! Cela se passait comme ça à l’époque. Maintenant, cela a bien changé, les étudiants sont capables de se lever et de vous dire : "Monsieur, ce que vous faites ne nous intéresse pas !" ; ou bien de venir vous voir après l’examen pour vous faire remarquer que nous n’avions pas traité le sujet en cours ou en TD. Quand j’ai fait mes études avec Georges Poitou, il nous a dit un jour : "Ici, ce n’est pas le professeur qui se met à votre niveau, mais c’est à vous de vous élever au niveau du professeur". »

Le déménagement sur le campus

Vers 1960, la construction de la Cité scientifique est une priorité en raison de l’accroissement des effectifs. Bernard Maitte raconte : « À Lille, il y avait de plus en plus de monde dans les amphis. Si l’on voulait venir à un cours de Chimie, il fallait arriver plus d’une heure à l’avance. L’amphi était totalement bondé, des étudiants étaient assis sur les marches. Augustin Laurent, maire de Lille, n’aimait pas les étudiants, il ne voulait plus de ce milieu foisonnant, politisé, remuant, qui ne partageait pas toute sa politique. Comment se concrétisait sa politique ? Il n’entretenait pas les locaux, des locaux qui dataient quand même de 1890 ! Les TP n’avaient pas toujours lieu. Il faut se souvenir aussi que parfois on utilisait des parapluies à l’intérieur des locaux. Autant le doyen Parreau pouvait obtenir de l’argent pour des créations de postes, autant il ne parvenait pas à en obtenir pour entretenir les bâtiments.
Mais on avait un recteur qui se battait. C’était le dernier recteur qui se battait pour l’académie face au ministère, et non avec le ministère contre l’académie : c’était Guy Debeyre, un grand bâtisseur. En tant que responsable étudiant à l’AGEL, je l’ai rencontré à plusieurs reprises. On allait le voir pour lui demander qu’il n’y ait plus de fuites dans les toits. Ça faisait partie de notre mission de gestionnaires. On demandait aussi des locaux nouveaux. Mais pour cela il fallait trouver des terrains. Refus délibéré d’Augustin Laurent d’étendre l’université sur le territoire de la ville. Debeyre a trouvé des terrains à Annappes. »

L’étude commence en 1961, sous le doyen Lefebvre. Puis le doyen Parreau préside à l’élaboration des aspects techniques, pédagogiques, administratifs et financiers des constructions. Enfin le doyen Tillieu délègue André Lebrun aux constructions définitives, qui se font entre 64 et 67. Les premiers bâtiments dits "d'urgence" entrent en service dès 64, et la plus grande partie est occupée en 66-67. L’administration (A3) et les ateliers emménagent en 66. Pour Jeanine Salez, « l’appui et l’assistance du recteur Debeyre, d’une part, l’implication d’André Lebrun, d’autre part, permettent de surmonter les situations difficiles. »

Le botaniste Raymond Jean se souvient de son émerveillement lorsqu’il entre pour la première fois dans le bâtiment SN2. « Le déménagement a eu lieu au cours de l’été 66. Quand je découvre le SN2, je ressens une vive impression : c’est l’espace, c’est formidable, c’est quelque chose d’unique. J’éprouve un sentiment de bien-être, après avoir connu le triste Institut de botanique de la rue Malus, qui n’a rien d’universitaire, comparé à l’université de Strasbourg d’où je viens, une université construite par les Allemands, qui a un jardin botanique, et les meilleurs botanistes… Au début, l’enseignement des TP se fait au "provisoire". Ensuite, le SN1 est ouvert. Je me souviens encore de la beauté des amphis, des salles de TP très fonctionnelles – comme à Strasbourg ! – avec du matériel tout neuf. »

Jean-Pierre Laveine évoque le déménagement des collections de paléontologie en 66. L’Institut de géologie possède l’une des collections les plus riches au monde pour ce qui concerne le Carbonifère. Le gros problème du déménagement, ce sont toutes les précautions à prendre pour préserver l’identification précise de tous les "cailloux".

Pour Michel Lucquin, le déménagement est l’occasion de clarifier les relations entre les laboratoires de chimie de la faculté et ceux de l’École de chimie. Si l’arrivée à Annappes permet de renforcer le rôle du département de chimie, elle se traduit aussi par la consolidation de l’autonomie de l’École par rapport à la faculté. À Lille, les labos de chimie et ceux de l’École sont confinés dans des locaux plus ou moins mélangés. L’installation sur le campus permet d’affecter un bâtiment séparé à chaque service et des locaux spécifiques à l’École.

Alain Moïses : « Pour s’installer à Annappes, chaque professeur avait droit à tant de millions de francs au titre de crédit d’installation. Avec cet argent, Pérez, qui faisait de l’acoustique, a fait fabriquer, par l’ingénieur qui travaillait avec lui, divers appareils. Quand l’appareil était terminé, Pérez demandait à l’ingénieur de lui en montrer le fonctionnement, et cela en restait là. L’appareil était alors rangé dans une armoire, puis Pérez demandait à l’ingénieur de réaliser un autre appareil. Tous les gens étaient supposés avoir le même crédit d’installation. Quelqu’un, à trois ans de la retraite, est arrivé du Canada. Il a eu son crédit comme les autres. Avec cet argent, il a acheté du matériel que j’ai récupéré à son départ. C’était son droit ! Même après les événements de 68, le pouvoir des professeurs titulaires avec chaire est resté très vivace. »

Florent Cordellier évoque le déménagement du labo de calcul, probablement en 1970. « Nous ne sommes pas pressés de partir sur le campus. Nous avons des locaux spacieux depuis le départ de l’Institut de maths à Annappes et notre matériel de calcul s’est bien amélioré depuis l’arrivée de la M 40. Il nous faudrait partager le bâtiment M3 avec les mécaniciens et le Centre de calcul. De plus, le second étage du M3 est loué à Bull pour y installer son Centre régional de time-sharing. Non, nous ne sommes vraiment pas pressés de partir… »

Dans leur interview, Monique et Claude Rousseau évoquent le déménagement du département de Chimie de l’IUT au Recueil en 1973. Les produits chimiques sont transportés dans des voitures personnelles. Avec les normes actuelles, ce ne serait plus possible…

La création des antennes pédagogiques, embryons d’universités nouvelles

Les ouvertures d’antennes sont la conséquence de la croissance des effectifs étudiants. Michel Parreau s’est beaucoup préoccupé de l’ouverture des antennes : CSU (Centre scientifique universitaire) de Calais en 1962 (université en 1991), CSU de Saint-Quentin, CSU de Valenciennes en 1964 (université en 1978).

Calais


Gérard Biskupski a enseigné la physique à Calais de 1970 à 2000. « Les enseignements universitaires ont débuté à Calais en 1963-64 dans le cadre d’un Centre d’enseignement supérieur scientifique (CESS). Ce Centre, installé avenue Blériot dans des préfabriqués, était dirigé par un responsable des écoles à la mairie de Calais. Un préfabriqué était prévu pour chaque discipline, et deux bâtiments étaient dédiés, l’un à l’administration, l’autre à des amphis de 100 places. C’est Jean Cortois qui démarra les enseignements de physique à Calais, les enseignements de mathématiques étaient assurés par Jean-Claude De Paris et les sœurs Denise et Solange Legrand. Durant les deux premières années, seul MGP fut enseigné. En 63-64, il y eut quatre étudiants admis sur les 16 inscrits en première session (juin). Six étudiants se présentèrent à la seconde session en octobre, mais aucun ne fut admis. Les résultats obtenus en 64-65 furent meilleurs : 16 étudiants sur 25 (soit 76%) obtinrent leur diplôme de MGP. En 65-66, les enseignements de MPC furent également dispensés à Calais. La chimie aurait été implantée par Pierre Devrainne.
(…) Suite à la Loi d’orientation d’Edgar Faure promulguée en 1968, le 1er cycle fut alors sanctionné par le Diplôme universitaire d’études scientifiques (DUES) réparti sur deux ans. Les enseignements de MGP et de MPC furent remplacés à Calais par ceux de première année (MP1 et PC1). Cette situation fut maintenue pendant quatre ans, de 1966 à 1970. Durant cette période, le taux total de réussite en MP1 fut successivement de 52% (66-67), 69% (67-68), 67 % (68-69) et 53 % (69-70). En ce qui concerne PC1, ce taux total de réussite était respectivement de 30% (66-67), 38% (67-68), 53% (68-69) et 54% (69-70). À partir de 1970, les secondes années MP2 et PC2 furent également enseignées à Calais. Pour ces deux années, les taux de réussite avoisinaient les 60%.
Francis Gugenheim, qui était responsable du suivi des étudiants à l’USTL, avait fait plusieurs enquêtes sur les taux de réussite des étudiants en 1er cycle. Il observa que deux endroits se distinguaient par un taux de réussite au 1er cycle plus élevé qu’ailleurs : c’étaient, d’une part le Deug alterné mis en place à Lille, et, d’autre part, Calais. Dans la conclusion de son rapport, il notait que ces endroits avaient deux points communs dans leur fonctionnement : petite structure d’enseignement, suivi des étudiants par une équipe pédagogique qui ne changeait pas d’une année sur l’autre.

Yvonne Mounier : « Ce que j’ai fait encore d’intéressant en enseignement, c’est à Calais. On a mis en place le DEUG B. Je faisais TD et TP avec Maurice Falempin. C’était du travail, parce qu’il n’y avait pas de matériel à Calais. Nous transportions le matériel de TP avec la voiture de Falempin, quatre ou cinq postes de TP de physiologie, ce qui représente un poids considérable. L’expérimentation-type portait sur la stimulation du nerf sciatique de la grenouille, parce que c’est ce qui coûtait le moins cher à l’achat. C’est Falempin qui se chargeait complètement de l’organisation des TP. Le mardi vers 13h, je sortais de la réunion de l’équipe de direction avec mon sandwich, Falempin me prenait au bâtiment A3, et nous filions vers Calais pour la séance de TP. Lui, il avait auparavant chargé tout le matériel, la voiture était bourrée.
Ceci se passait à partir de 1979. Ensuite, quand Jean-Pierre Colbeaux est devenu directeur de l’UFR de Calais, il s’est rendu compte qu’il fallait acheter du matériel en propre. D’autant que le nombre d’étudiants avait augmenté et qu’il fallait faire deux séances de TP. L’expérience de la délocalisation à Calais était très intéressante : les étudiants étaient très motivés, on les connaissait bien, il y avait une bonne coordination entre les enseignants et le taux de réussite était très bon, très supérieur à celui de Lille, avec les mêmes cours et les mêmes épreuves. Voilà ce qui me semble être les expériences les plus originales dans ma carrière. »

Gérard Biskupski : « En 1991 a été créée l’Université du Littoral-Côte d’Opale (ULCO) répartie sur plusieurs pôles : Calais, Dunkerque et Boulogne. Michel Parreau fut nommé administrateur provisoire de 92 à 93, puis Alain Dubrulle devint le premier président élu de l’ULCO de 93 à 99. C’est Daniel Boucher qui lui succéda. Dès la création de l’ULCO, le devenir du personnel enseignant venant de Lille 1 s’est posé. Pierre Louis, président de Lille 1, a réuni tous les enseignants de Lille 1 exerçant à Calais, pour qu’ils puissent choisir par vote leur rattachement à l’ULCO ou à Lille 1. Pierre Louis poussait au rattachement à l’ULCO, probablement pour des raisons politiques. Une majorité de collègues votèrent pour leur rattachement à l’ULCO, et d’autres, dont moi-même, choisirent de rester en poste à Lille 1.
Personnellement, je n’étais pas très favorable à la création de cette nouvelle université car je pensais que la renommée d’une université se faisait par la recherche. Cependant, la création de pôles d’enseignement en 1er cycle sur le littoral était une bonne idée car cela permettait à des étudiants modestes ou peu informés de démarrer des études supérieures sur place, puis de partir à Lille ou ailleurs pour des deuxièmes cycles. »

Valenciennes, du CSU à la création de l’université


Après l’obtention de son DEA en 1976 au laboratoire d’automatique de Pierre Vidal à l’USTL, Patrick Millot a effectué toute sa carrière à Valenciennes. Il a été directeur du LAMIH (Laboratoire d’Automatique, de Mécanique et d’Informatique industrielles et Humaines), puis vice-président de l’université de Valenciennes en charge de la recherche. Il décrit par le menu la genèse et le développement de la jeune université, prompte à s’émanciper de la tutelle lilloise. L’entretien permet de saisir "l’esprit de Valenciennes", bien résumé par la formule : "on est petits, on est récents, on ne peut pas être en concurrence avec Lille, donc on doit être originaux".
« J’ai entendu dire que Moriamez, à la création de Valenciennes, a déménagé son labo un soir, "à la cloche de bois", de manière presque clandestine pour l’amener ici. Il y avait chez ces Messieurs-là un esprit de pionnier, qu’on a beaucoup de mal à trouver aujourd’hui. Les gens sont arrivés, ils ont vu des champs de betteraves, et ils ont dit : "Tiens, je construirais bien une université." L’époque s’y prêtait certainement mais il faut du culot pour faire des choses comme ça.
Il me semble que le premier cours était un cours de math, donné en 1964 par Pierre Tison, maître de conférences en poste à Valenciennes. A cette époque, il n’y avait aucun bâtiment universitaire. Tison a donné son cours à la salle Düren, qui était la salle de réception de l’Hôtel de Ville de Valenciennes, sous l’égide de Pierre Carous, sénateur-maire de Valenciennes. Carous était forcément intéressé par la création d’un IUT Génie mécanique à Valenciennes parce que Valenciennes, à l’époque, était un gros pôle industriel de sidérurgie, métallurgie, industrie mécanique et industrie de transformation.
La création de l’université de Valenciennes répond à la volonté politique de former des cadres intermédiaires dans ce bassin d’emploi. Les étudiants, de condition modeste, ont envie de s’en sortir ; ils ont un peu le même esprit pionnier que leurs maîtres. Moriamez a été l’artisan de la création de l’IUT et de l’université avec le soutien de l’Association des 82 communes. Le but de cette association était d’acheter des terrains et de les mettre à la disposition de l’université pour son extension. 82 communes, ça correspond aujourd’hui à deux agglomérations, Valenciennes Métropole et Porte du Hainaut autour de Saint-Amand avec Alain Bocquet, dans cet esprit de soutien de la part du tissu politico-socio-économique pour la création de cette université.
Moriamez a été le premier président du CSU jusqu’en 1975. Edouard Bridoux, qui a d’abord été son second, est devenu président du CSU en 1975. Il a rencontré, en 1976, la ministre Alice Saunier-Seïté, dont il est devenu le directeur de cabinet. Cela a beaucoup aidé. À ce moment-là, il a sollicité Noël Malvache pour être, d’abord administrateur provisoire à sa place, puis le premier président de l’université de Valenciennes, créée en 1978. Je me souviens de cette visite d’Alice Saunier-Séïté avec Bridoux, et le discours d’Alice dans un amphi de l’IUT, discours resté célèbre parce qu’on avait l’impression qu’Edouard, situé derrière la ministre, lui soufflait des choses. Et c’est alors qu’elle a dit : "J’annonce la création de l’université de Valenciennes de plein exercice." Ce fut un moment extraordinaire. »

Le tournant de mai 68

L’activité de l’AGEL-UNEF dans la période précédant 68

Bernard Delmas, économiste et ancien président de l’AGEL-UNEF : « L’AGEL (Association générale des étudiants de Lille) est très structurée dans toutes les facs. Avant mai 68, il y a des réunions intersyndicales tous les mois entre l’AGEL et les syndicats ouvriers CGT et CFDT ; il y a une habitude du travail en commun, sur des plates-formes revendicatives communes; il y a des actions étudiantes et ouvrières coordonnées.
Avant mai 68, tout un travail de base a été fait, y compris avec des clubs. Il y a une floraison de clubs de réflexion, qui viennent voir l’AGEL, demandent des conseils, présentent des projets. Il y a même des contacts secrets avec des gens qui disent : "on peut envisager cela, jusqu’où êtes-vous prêts à aller?" Bien sûr, cela n’est pas mis sur la place publique, parce que ces gens ont une position officielle, et ils ne sont pas censés discuter avec les énervés… Des choses sont préparées en souterrain. L’UNEF a publié des cahiers sur le travail étudiant, sur de nouvelles filières, sur les secteurs à développer, sur la santé étudiante, etc. Tout est déjà dans les têtes, et sur le papier. Et puis ça va se cristalliser…
Il y a des relations entre certains enseignants et l’UNEF. Les étudiants ne sont pas isolés; ce qui se dit chez les étudiants se dit aussi au niveau des enseignants. Dès lors, on comprend la rapidité avec laquelle les statuts de l’université sont rédigés et les nouvelles instances mises en place. La situation est mûre, tout est prêt pour passer à la nouvelle université. »

Tout le monde a droit à la parole

Bernard Maitte : « Où est le quartier général de 68 ? Le quartier général, c’est l’U1 ; le lieu des manifs, c’est Lille ; le lieu de la parole, c’est la salle Salengro, l’actuel Théâtre du Nord. Pendant deux mois, les gens sont venus parler, parler. Il y avait aussi des discussions permanentes à la fac de lettres, qui était occupée, mais c’était très politique, alors que la salle Salengro, c’était un lieu de verbalisation des ressentis de la vie, des vies.
À la fac des sciences, il n’y a pas eu grand-chose. Elle a servi de base arrière pour imprimer des affiches en Mathématiques. On y a appris l’art de la sérigraphie avec les étudiants des Beaux-Arts de Paris. On a collé des affiches, fait des tracts. Il commençait à y avoir des imprimeries à l’intérieur de la fac des sciences, et qui n’appartenaient plus aux étudiants, puisque la Coopé était à Lille. A partir de la mi-mai, on a fait de la formation politique des enseignants-chercheurs. Parreau a sorti ses cahiers de 1936 ; on a eu des cours sur le Front Populaire, sur la Résistance, sur le marxisme, etc.
Fin juin, c’est la fin du mouvement, les élections législatives. On a invité tous les représentants des partis politiques à venir s’exprimer pour qu’il y ait de la démocratie dans les élections : tout le monde avait droit à la parole. Certains représentants des partis de droite sont même venus, à condition qu’on leur assure qu’ils auraient la vie sauve… »

La fin d’un monde

Bruno Macke, membre du premier conseil d’université : « Pendant les événements de mai-juin 68, les assesseurs du doyen ont été remplacés par un bureau. Il me semble que les statuts de l’université ont été élaborés avant la mise en place du premier conseil. Je me souviens de l’attitude de certains mandarins : l’un en larmes au cours de la première réunion du premier conseil (10 juin 1968), d’autres comme Bouriquet et, surtout, Tridot (directeur de l’École de chimie) opposant une farouche résistance. Wertheimer était plus ouvert, il acceptait les changements, non sans avoir au préalable freiné des quatre fers. Par exemple, il a dû abandonner la responsabilité de la commission des études au département de physique car, après 68, on ne pouvait exercer un pouvoir qu’à condition d’avoir été élu. »

Alain Moïses : « Ce fut une période de grands débats en physique, mais on était habitué. Les professeurs de physique ne se battaient pas entre eux, car ils étaient très "collectivistes". À part Mme Lenoble qui avait son caractère, car elle avait dû s’imposer en tant que femme ; avec la "mère" Bourdelet, c’était la seule femme en physique. Il n’y pas eu de mandarins, même Wertheimer. Les professeurs étaient respectés. Ils pouvaient prendre la parole dans les assemblées. Ici, les gens étaient tous quasiment de gauche. Cependant, il y a des gens que l’on n’a plus vus, comme Gabillard par exemple. Il faut comprendre l’état d’esprit des gens qui ont fait des études avant la guerre. Marcel Decuyper était assis au milieu des étudiants, il tenait tête aux étudiants, mais jamais personne ne lui a dit quoi que ce soit.

La séparation entre Lille 1, Lille 2 et Lille 3

L’opinion selon laquelle "tout viendrait d’en haut"
Selon l’opinion de certains collègues, le ministère voulait à tout prix des universités disciplinaires. On a donc mis des géographes et des sociologues venant de la faculté des lettres, ainsi que des économistes venant de la faculté de droit. Cela se serait passé dans un bureau du ministère. Les scientifiques n’étaient pas favorables, mais ils n’ont pas pu faire autre chose que les accepter.

Pourquoi le ministère accepte la création de Lille 3 ou pourquoi une UER de mathématiques à Lille 3


L’opinion ci-dessus est loin de rendre compte de la réalité des faits historiques, comme en témoigne l’entretien avec Jean Celeyrette, mathématicien et ancien président de Lille 3 : « Nous sommes en 1969. Les géographes ont fui les historiens et ont rejoint Lille 1, suivis des sociologues qui ne veulent pas se séparer des géographes. Les psychologues ont failli partir aussi à Lille 1, mais finalement ne l’ont pas fait. La psychologie reste donc la seule discipline de sciences humaines à Lille 3, les autres étant du domaine des humanités : lettres, langues, histoire. Le ministère refuse de créer Lille 3 avec ce périmètre insuffisamment pluridisciplinaire. C’est alors que Pierre Deyon, qui succède au doyen Pierre Reboul, crée sur le papier une UER de math avec zéro étudiant, zéro enseignant, et mille francs de crédit. Cette fiction suffit pour que le ministère accepte la création de Lille 3.
Deyon me téléphone : "Est-ce que ça t’intéresserait de mettre en place cette UER croupion afin de justifier la constitution de cette université de lettres et de sciences humaines ?" Deyon avait demandé la création d’un poste de professeur et d’un poste de maître de conférences. A l’époque je prépare ma thèse. Cela me paraît un défi intéressant. Deyon constitue une commission comprenant des professeurs de Lille 3 et de Lille 1. Je suis le seul candidat et je suis nommé chargé d’enseignement sur le poste de prof. Un poste de maître de conférences d’informatique est créé en même temps. Tous les deux, nous devons créer cette UER de mathématiques et informatique. Je pose une condition : afin ne pas me couper du milieu des mathématiciens, j’exige de faire la moitié de mon service d’enseignement à Lille 1. Deyon accepte. »

Le rattachement des sciences économiques

Jean Bourgain et Bernard Delmas, économistes : « La décision de rattachement ne vient pas d’en haut. Même les étudiants sont consultés et votent majoritairement pour ce rattachement. Les bénéfices sont multiples et variés. Intérêt idéologique : le Droit est plutôt marqué à droite, et les économistes plutôt à gauche. Intérêt scientifique : les économistes pourront travailler avec les matheux et l’informatique, ils auront accès aux équipements informatiques du CITI (Centre interuniversitaire de traitement de l’information) et pourront bénéficier de l’aide de son personnel. Le rattachement à Lille 1, c’est aussi une nouvelle manière de vivre les rapports entre collègues, c’est la subite disparition de la hiérarchie en 1969. Le signe le plus manifeste du changement, c’est l’existence d’une unique "salle des enseignants" ! Le rapprochement avec les standards de fonctionnement des scientifiques, c’est encore la possibilité qui s’ouvre d’un fonctionnement sous forme de laboratoires. Entre 1972 et 1974 seront créés le LEPUR, le LAST, le LASTRE, le CREI.
Comment les économistes se sentent-ils perçus par les scientifiques ? Comme étant assez bons dans les réunions, à propos des lois, des décrets, de la situation juridique des facs, parce qu’ils ont une petite formation de juristes et aussi l’habitude de tenir des réunions. Ils sont plutôt considérés comme des gens actifs et assez bons dans la manière de négocier. C’est vrai qu’ils sont un peu marginaux par rapport aux gros labos de recherche. Mais, sur le plan de la formation, l’UER de sciences éco est une composante en plein développement. Partis d’une centaine de personnes par promotion, les économistes se retrouvent, dans les années 1980, avec trois sections, c’est-à-dire quatre cents, puis six cents étudiants. Les scientifiques "lourds" comprennent que c’est une des voies de développement de l’université, et cela se confirmera plus tard, puisque les effectifs vont stagner dans certaines filières de sciences "lourdes", alors qu’en sciences éco, au contraire, les effectifs continueront de croître. »

Le rattachement de la sociologie

La sociologie a été rattachée à l’université de Lille 1 suite à une alliance avec les sciences économiques décidée en 1969, alliance renouvelée près de 50 ans plus tard lors de la fusion des trois universités lilloises. Les extraits des entretiens de Bruno Duriez et Gabriel Gosselin ainsi que les extraits du témoignage écrit de Christian Baudelot montrent toutefois que le partenariat des deux disciplines et l’intégration des sociologues à Lille 1 n’ont pas toujours correspondu au déroulement d’un "long fleuve tranquille".

La sociologie lilloise avant 1968

Gabriel Gosselin : « La socio était alors une branche de la philo. Il y avait Eric Weil qui gérait la philo, et la socio était dans l’ombre de la philo. Cela s’appelait Institut de sociologie mais en fait ça dépendait de la philo ».

Christian Baudelot : « Notre situation au sein de la faculté des lettres de la rue Angellier n’était pas mauvaise. On avait rompu administrativement avec les philosophes et constituions une section de sociologie autonome avec une bibliothèque et un petit secrétariat à mi-temps. Les relations avec les autres composantes de la faculté étaient plutôt bonnes. Beaucoup d’entre nous avions fait connaissance dans le cadre des réunions de l’intersyndicale. En revanche, on manquait cruellement de locaux. Deux petits bureaux pour une dizaine d’enseignants, pas de salle de réunion et encore moins d’ateliers pour les enquêtes. La bibliothèque créée de toutes pièces par Jean-René Tréanton et déjà très riche manquait d’espaces de lecture et de stockage. »

Un personnage clef : Jean-René Tréanton

Gabriel Gosselin : « Pour l’organisation de la discipline il a joué un rôle considérable. Il écrivait dans la Revue française de sociologie. Il connaissait tous les textes publiés. Il a été un passeur. Comme il était très commère, il connaissait tout le monde. Et tout le monde disait : "Tréanton, c’est Lille. Lille, c’est Tréanton." Parce que lui, il s’était installé à Lille. C’est vrai qu’il a été la personne pivot pendant longtemps ».

Bruno Duriez : « Bon nombre de gens sont passés par Lille : Pierre Bourdieu, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon un temps aussi mais pas très longtemps. François Isambert a passé plusieurs années. Christian Baudelot a passé plus de temps à Lille. Le seul qui a fait le lien, c’est Jean-René Tréanton. Le Lillois, c’était Jean-René Tréanton même s’il est venu de l’extérieur. Depuis qu’il est entré à l’université, il est toujours resté à Lille. C’est pour ça que son rôle est important ».

L’implication des étudiants de socio en mai 68


Bruno Duriez (alors étudiant) : « Mai 68, ce sont effectivement les étudiants de socio qui enclenchent le mouvement le lundi qui suit la grande manifestation régionale sur l’emploi un samedi à Lille (autobus venant de toute la région). C’était le lendemain ou le surlendemain de l’arrestation d’étudiants à la Sorbonne. Les étudiants de Lille se sont agrégés à la manifestation du samedi sur un autre slogan qui était "libérez nos camarades". (…) Le lundi matin nous devions avoir un cours d’économie. Les étudiants de socio ont fait le piquet de grève à l’entrée de la fac rue Angellier pour empêcher les étudiants d’entrer. (...) La première mesure qu’on a décidée en socio a été de ne pas tenir les examens qui étaient prévus à la fin du mois de mai. Nous avions des réunions tous les soirs dans les amphis de la rue Angellier ».

L’implication des jeunes enseignants dans le fonctionnement de la faculté des lettres


Gabriel Gosselin : « Le mouvement de mai 68 a commencé au niveau étudiant. Nous, qui étions assistants ou maîtres-assistants, disons : " Il faut faire quelque chose." L’un des objectifs, c’était le Conseil de faculté, où il n’y avait que les professeurs qui siégeaient et avaient la parole, c’est-à-dire vingt-cinq personnes. Nous nous sommes dit : "Il faut au minimum un représentant des assistants et un représentant des maîtres-assistants." Le doyen Reboul était à Jérusalem, il y en avait un qui le remplaçait, qui était assez pâlot, un historien. François Suard, Gilbert Kirscher et moi, nous faisons le siège et nous disons : « Il faut un représentant des assistants et des maîtres-assistants », et ce fut moi. C’est ce trio qui a continué de surveiller un peu ce qui se passait au Conseil de fac, et ça a continué jusqu’à ce qu’il y ait un Conseil de gestion paritaire enseignants/étudiants/personnels de 42 personnes ».

L’implication des jeunes enseignants dans la recherche d’une alliance avec les économistes pour créer une UER commune


Christian Baudelot : « La loi Edgar Faure a réformé en profondeur l’Université en reprenant un certain nombre d’idées développées au cours du mouvement de Mai. (…) La visée originelle était d’adapter la structure du système universitaire, directement héritée du XIXe siècle, à un nouvel état des savoirs en stimulant les activités de recherche dans tous les domaines, en particulier par l’association d’unités d’enseignement dépendant du ministère des universités avec des laboratoires de recherche CNRS ou non. Les dimensions scientifiques du projet étaient toutefois inséparables des orientations politiques qu’avaient pu prendre, au cours des mois de mai et juin 68, les diverses composantes des anciennes facultés.
Mai 68 a en effet profondément clivé le champ universitaire. Les facultés de droit ont, dans leur grande majorité, manifesté sur l’ensemble du territoire leurs craintes et une hostilité constante au mouvement, alors qu’au contraire la plupart des facultés scientifiques lui étaient favorables. (...) À Lille, les économistes constituaient une composante récente de la faculté de droit. Les juristes y étaient chez eux et majoritaires ; ils perpétuaient une tradition conservatrice propre à leur discipline. Plus jeunes, les économistes, dont beaucoup avaient participé au mouvement de 68, aspiraient surtout à travailler dans un cadre universitaire qui soit plus propice à leur discipline en plein développement.
(…) La remise à plat des structures universitaires de la loi Faure offrait ainsi l’occasion aux économistes de devenir autonomes en accédant au statut d’UER indépendante et à part entière, dans un environnement intellectuel et politique plus favorable au développement de leur discipline. Ils la saisirent très tôt et entamèrent, sous la direction de Françoise Renversez, les démarches administratives nécessaires pour se constituer en UER et rejoindre la nouvelle entité scientifique qui se construisait sur la base de l’ancienne faculté des sciences et qui devint Lille 1.
L’idée de profiter de la loi Faure pour changer de statut avait été évoquée et discutée entre nous, sociologues ; des contacts avaient été pris avec les économistes (Jean-René Tréanton avait rencontré Françoise Renversez) mais, ne disposant pas de la masse critique nécessaire pour constituer à nous seuls une UER à part entière (trop petits), nous nous étions progressivement résignés au statu quo ante.
(…) Et puis, un soir, nous nous sommes retrouvés, Claude Dubar, Henri Lasserre et moi, à boire un pot dans un café. Nous parlions de choses et d’autres. Lequel d’entre nous a évoqué le premier la question ? Claude Dubar, je crois. Sous le feu de la discussion et sans la moindre préméditation, nous nous sommes mutuellement convaincus qu’il y avait pour la socio une carte à jouer. Trop petits pour exister tout seuls, nous pouvions aller rejoindre les économistes à Lille 1 pour constituer avec eux une UER commune. Avantages ? Des locaux plus spacieux sur le site d’Annappes, des crédits supérieurs, la valeur de l’étudiant scientifique attribuant des crédits meilleurs (on n’en profita jamais !) et une reconnaissance de fait des dimensions scientifiques de la sociologie, par cette alliance avec des économistes sur un campus scientifique…
La question devenait d’une actualité brûlante du fait que le délai imparti par les autorités rectorales et ministérielles pour déposer les projets expirait le lendemain. Le directeur de l’enseignement supérieur, spécialement venu de Paris, et le recteur d’académie, le juriste Guy Debeyre, réunissaient en effet le lendemain, au rectorat, les représentants de chacune des composantes (UER) des facultés lilloises. L’objectif de cette réunion était capital : arrêter définitivement la nouvelle configuration du paysage universitaire lillois. Cette réunion a en effet accouché de la partition en trois universités distinctes, Lille 1, Lille 2 et Lille 3 de ce qui était encore l’Université de Lille avec ses facultés de sciences, de lettres, de droit et de médecine.
Le temps pressait. On téléphone alors d’une cabine téléphonique à Françoise Renversez, jeune agrégée de sciences économiques nommée à Lille en janvier 1969 et première présidente du conseil d’UER de sciences économiques, qu’aucun d’entre nous ne connaissait personnellement. Nous lui demandons de nous recevoir en urgence. Elle accepte et nous débarquons à trois petits assistants dans son bureau, pour lui exposer de façon pressante les résultats de notre discussion au café. Nous ne disposions pour le faire d’aucune légitimité, n’ayant pas même averti, et pour cause, aucun de nos collègues de ce projet impromptu et de cette démarche. Ni Tréanton, ni Simon, nouvellement nommé lui aussi, n’ont été consultés. D’emblée Françoise réserve un bon accueil à notre proposition et, sans coup férir, nous topons avec elle au nom de la sociologie lilloise… Elle adjoindra le soir même, au dossier qu’elle était en train de boucler, notre participation à la nouvelle UER sous la forme d’un institut associé, selon des possibilités offertes par la loi Faure. Elle en fera publiquement état au cours de la séance publique le lendemain en présence du directeur de l’enseignement supérieur, du recteur et des doyens des anciennes facultés. Laquelle réunion actera solennellement la décision.
(...) Restait à avertir nos collègues de ce déménagement à la fois épistémologique, matériel et institutionnel. Nous rentrons à nouveau à trois dans une cabine téléphonique et contactons successivement Tréanton et Simon. On les mettait devant le fait accompli. On s’y attendait, leurs réactions ne furent pas d’emblée très favorables, mais relativement tolérantes quand même. Inconcevable aujourd’hui, le fait que trois petits assistants engagent tout seuls l’avenir d’une institution universitaire, avec l’approbation tacite de leurs collègues de rang A, mérite quelques explications. Ce projet d’alliance avec les économistes et de déménagement vers les sciences n’est pas né tout armé dans nos trois cerveaux après deux verres de bière dans un bistrot. Il avait déjà été évoqué avec ses bénéfices dans diverses réunions au cours des derniers mois. Il était encore dans l’air, même s’il s’agissait davantage d’une intention que d’un projet... Une fois actée la décision par la réunion au sommet, Jean-René Tréanton a repris contact avec Françoise Renversez et activement participé à beaucoup de réunions avec les autorités scientifiques de Lille 1. Ce qu’il n’aurait sûrement pas fait s’il avait été hostile à cette solution. On le connaît !
Les événements de Mai 68 avaient eu aussi le grand mérite, à Lille comme ailleurs, de donner le droit à la parole et à l’action aux jeunes générations d’enseignants. Leurs avis, leurs idées, leurs projets étaient plus souvent pris en compte. »

Le rattachement à Lille 1 : une "manœuvre politique" pour le seul opposant


Gabriel Gosselin : « L’idée était : "Nous, on est une science, donc on va aller chez les scientifiques... On ira à Lille 1, on aura un budget bien supérieur." En fait, le budget a été le même, parce que la physique ou la chimie avaient un coefficient 16, et la socio un coefficient 1 ! Donc on n’a pas eu un budget formidable. On s’est trouvé associés à sciences éco, qui divorçait du droit et se mariait à la socio pour faire une UER disons "orthodoxe". C’était politique. Simon et d’autres se sont dit : on va faire une unité qu’on va maîtriser. Tréanton est rentré dans le panneau, parce que c’est à ce moment-là qu’il fallait faire barrage... Il s’est laissé convaincre par des arguments budgétaires et organisationnels, sans voir qu’il y avait une "opération". J’étais le seul à m’opposer. Ma position était assez claire. D’une part, j’avais vu la manœuvre politique. Et, d’autre part, je pensais que la socio avait mieux à faire à fréquenter des historiens et des philosophes que des économistes. C’était ma sociologie-ethnologie, je me sentais plus à l’aise avec les philosophes, les psychologues à la limite et les historiens qu’avec des économistes qui étaient déjà assez positivistes. »

Les modalités concrètes de l'installation sur le campus et le vécu du partenariat avec les économistes


Les locaux ne sont pas toujours appréciés. Gabriel Gosselin : « On nous a donné des locaux à l’extrémité du campus, des provisoires qui fuyaient de partout, et qu’on a occupés pendant des décennies. Nous étions relégués au bâtiment B6, nous étions marginaux. Je me sentais moins à l’aise qu’à Lille, rue Angellier, avec les philosophes et les historiens. On ne connaissait plus personne. »

Le vécu du partenariat avec les économistes est moins facile qu’espéré. Bruno Duriez, évoquant les années 1980 : « J’ai le souvenir que, dans les années qui ont suivi, des collègues sociologues exprimaient leur regret de ne pas être à l’université de Lille 3. » Et Gabriel Gosselin déclare, pour sa part : « Il y avait un article 16. C’était une espèce de convention passée avec les économistes, dans laquelle il était dit : on s’associe avec vous mais on tient à la spécificité de notre discipline, on reste maîtres de nos recrutements, de nos programmes et de notre gestion. Donc autonomie dans l’interdépendance ; la relation n’était pas de dépendance ou d’intégration. Après, ça a changé parce que, vers l’année 2000, il n’y avait plus de réunions de sociologues (sauf la commission de spécialistes), il y avait des réunions communes. »

La recherche au sein du CAD puis du CLERSE : un facteur de cohésion entre économistes et sociologues

  •  Le CAD

Bruno Duriez : « Le Centre d’analyse du développement (CAD), c’est une association qui a été créée je crois en 1966 par des universitaires et par des gens de l’administration régionale pour faire le lien entre l’université et des demandes exprimées pour répondre à des besoins de l’administration régionale. Il y avait notamment Roland Nistri, le directeur régional de l’INSEE, Lacoste, l’ingénieur régional des mines. Il devait y avoir dans le conseil d’administration quatre membres de l’administration, et quatre universitaires dont Jean-René Tréanton. Le CAD avait ses bureaux dans la faculté de droit et de sciences économiques, rue Paul Duez. Michel Beaud a été président du CAD avant Françoise Renversez. Il était professeur d’économie. Après 68 le CAD est géré par un conseil d’administration de deux fois quatre personnes : quatre chercheurs, on va dire quatre chargés d’études, deux universitaires et deux membres de l’administration. Le secrétaire général est un chercheur, Jacques-Yves Eloy, sociologue. À la rentrée 1970, le CAD a quitté la rue Paul Duez. Il est accueilli sur le campus d’Annappes, dans le bâtiment de l’EUDIL. À la rentrée 1970, je suis embauché au CAD pour faire une recherche sur l’habitat minier. Parmi les économistes du CAD, je fais la connaissance notamment de Didier Cornuel, qui va devenir plus tard universitaire et doyen de la faculté des sciences économiques et sociales, de Nicolas Vaneecloo, lui aussi professeur de sciences économiques et qui fut lui aussi doyen de la faculté des sciences économiques et sociales, le premier doyen d’ailleurs, de Jean Freyss, lui aussi devenu universitaire. »

  • Le CLERSE

Bruno Duriez : « C’est au début des années 1970 que Jean-René Tréanton obtient le recrutement d’une technicienne CNRS, Sylvie Engrand, pour s’occuper du centre de documentation de sociologie. Quelle est la visée de Jean-René Tréanton ? En tout cas, il obtient la création d’une ERA CNRS (1974), qui sert de support au poste de Sylvie Engrand. Dans les années 1970 il y avait donc l’ERA créée par Tréanton. Pendant ce temps des économistes créaient, avec François Stankiewicz, le LAST, laboratoire d’analyse des systèmes du travail. Après l’ERA, Claude Dubar et Jean-René Tréanton ont créé le LASTREE (laboratoire d’analyse sociologique du travail, de l’éducation et de l’emploi). Sylvie Engrand et Hubert Cukrowicz, recruté comme chercheur CNRS, intègrent le LASTREE à la fin des années 1970. À l’époque se réunit un groupe de travail animé par Patrice Grevet et Claude Dubar, regroupant des économistes et des sociologues sur les questions de travail et de formation. Le CLERSE est créé en 1981 comme structure de recherche à partir du LAST et du LASTREE. Deux conceptions de laboratoire s’opposaient : une conception plus centrée thématiquement pour Claude Dubar et quelques autres, et une conception plus extensive, plus traditionnelle, selon laquelle tous les universitaires (et chercheurs) de sociologie intègreraient la nouvelle unité. C’est cette dernière option qui est choisie. Michel Simon est choisi comme directeur du laboratoire parce qu’il pouvait faire le consensus entre tous. Le laboratoire se constitue d’ailleurs sous la forme d’une fédération d’équipes. Se créent alors des équipes nouvelles pour que tous puissent être présents dans le laboratoire. Il y a le LASTREE, le LAST qui existent déjà. Se créent le CRAM (centre régional d’analyse des mouvements sociaux) à l’instigation de Gabriel Gosselin, puis le CEDES (centre d’étude du développement) avec Jacques Lombard, ethnologue, qui travaille sur l’Afrique. Tous les sociologues rentrent donc dans ce nouveau laboratoire. Le CLERSE est reconnu comme URA par le CNRS en 1982. »

Le rattachement de la géographie

Les études de géographie avant 1968
Alain Barré rappelle le caractère dominant de l’histoire au niveau de la licence (jusqu’à la création du DUEL en 1966) : « Les deux licences d’histoire et de géographie étaient subdivisées en quatre certificats, qui se passaient normalement en deux ans. Leur organisation aboutissait à privilégier l’histoire par rapport à la géographie, puisque les historiens avaient trois certificats sur quatre dans leur discipline de prédilection contre deux certificats dans chaque discipline pour les géographes. »

Il remarque que la connaissance du latin, voire du grec, était un élément important pour les études d’histoire, discipline estimée trop tournée vers le passé par certains jeunes géographes : « Le certificat d’histoire moderne et contemporaine était commun aux deux licences et les étudiants le suivaient ensemble, qu’ils soient historiens ou géographes. Mais, pour les historiens, l’épreuve d’explication de texte en histoire antique se faisait sur un texte en latin ou en grec. Donc les historiens qui n’avaient pas étudié le latin ou le grec, ou qui ne se sentaient pas suffisamment à l’aise dans ces matières, optaient pour une licence de géographie et ensuite allaient faire une maîtrise d’histoire (à l’époque, diplôme d’études supérieures). »

Claude Kergomard ajoute : « Moi, quand j’étais étudiant, ce qui m’intéressait le moins dans la géographie, c’était ses aspects les plus traditionnels. Et effectivement les deux choses qui m’intéressaient, c’était la climatologie (c’est devenu ma spécialité, avec des liens avec les sciences qui m’ont amené à travailler souvent avec des scientifiques), et, d’autre part, cet aspect appliqué, ancré dans le réel, dans l’action, l’aménagement du territoire en étant un des aspects. Mais après il y a eu l’environnement, qui est apparu assez vite dans les années 70. La géographie avait les caractéristiques d’une discipline appliquée et engagée d’une certaine façon alors que l’histoire m'apparaissait comme une discipline tournée vers le passé. Pour nous, le miroir c’était l'histoire, un miroir ambivalent. Si la géographie pouvait m’attirer comme étudiant, c’est parce que, par rapport à l’histoire, elle représentait une forme de modernité. Dans le contexte des années 68, 69,70, mon attrait pour la géographie, c’était ça : la modernité et l’action, la possibilité d’agir ».

Alain Barré souligne le manque de moyens de fonctionnement : « On était réputés budgétivores à la fac de lettres. Pour les examens, on avait besoin d’acheter des cartes, alors qu’une version latine était sur une feuille de papier qu’on avait reproduite ; le texte d’histoire aussi. Pour nous, il fallait du matériel, et cela coûtait. »

Le passage à l’USTL


Marie-Madeleine Delmaire rappelle qu’il y a eu une situation de conflit en 1970 entre le directeur de l’Institut et la "jeune classe", plus marquée par des divergences liées aux spécialités de la discipline qu’à des divergences idéologiques : « C’est vrai que je suis arrivée en plein conflit entre Flatrès, d’un côté, et Bruyelle, Sommé, Gachelin, de l’autre côté. Ces derniers trouvaient normal le rattachement à Lille 1 et Flatrès, directeur de l’Institut, a été débordé par la "jeune classe", si je puis dire : Pierre Bruyelle succédant à Pierre Flatrès à la tête de l’Institut de géographie en 1970, à la suite d’une réunion des enseignants où Flatrès avait été mis en minorité. Moi qui arrivais, je découvrais le problème, avec un certain étonnement. Flatrès n’était pas très chaud pour rejoindre Lille 1, il restait très attaché par le côté anthropologique de la géographie, par tout ce qui concernait les coutumes, les habitudes, l’empreinte humaine dans les paysages, l’histoire de la géographie. Il pensait qu’il y avait autant à perdre à aller avec les scientifiques qu’à rester avec les littéraires ; il aurait volontiers opté pour une université des sciences sociales. Les tenants du rattachement à Lille 1 pensaient qu’il y aurait plus de crédits de ce côté, que l’on bénéficierait d’une meilleure considération. En tant que morphologue, Jean Sommé plaidait aussi pour le rattachement à Lille 1, ayant de par ses travaux, notamment sur le Quaternaire, des affinités avec la géologie. À mon arrivée en 1970, j’ai donc vécu le tournant de la géographie lilloise, marqué plus par des divergences émanant des spécialités de recherche des enseignants que par des conflits idéologiques. J’ai en effet eu l’impression que les géographes lillois n’étaient pas très "politisés", et aussi que, contrairement aux historiens, les appartenances syndicales n’étaient pas un élément déterminant dans les discussions sur l’évolution de l’Institut. En fait, les enseignants cherchaient quel serait le meilleur point de chute en termes de crédits, de personnels, de locaux, etc. ».

Claude Kergomard dit que ce choix de rattachement aux sciences était commun à trois Instituts de géographie au niveau national : « Grenoble, Lille et Strasbourg sont les trois universités où les géographes ont choisi de se rattacher à des universités scientifiques. Ailleurs, ils ont été dans des universités très pluridisciplinaires ou se sont rattachés à des universités littéraires. Dans les trois cas, il y avait un poids fort de la géographie physique mais aussi des démarches précoces d’insertion dans l’aménagement du territoire. Je pense que ce sont les deux aspects qui ont rendu possible la démarche de rattachement à Lille 1 ».

L'absence de synergie avec la sociologie et les sciences économiques


Alain Barré se fait l’écho du constat d’enseignants-chercheurs restés le plus longtemps à l’USTL : « Le paradoxe a été que la proximité des trois composantes arrivées à Lille 1 n'a pas joué. Ces trois composantes n’ont pas réussi à mettre quelque chose en place. Les sociologues étaient, au B6, dans le même bâtiment que les géographes, au 2ème étage. On a eu très peu de contacts avec eux. On se saluait dans le couloir. Il y a eu éventuellement des contacts personnels. On aurait pu imaginer une synergie mais il n’y en a pas eu ; pas plus qu’avec les gens de sciences éco au bâtiment B5. Et la synergie, elle s’est faite avec les gens de sciences de la vie et de la terre dans le cadre de l’ENVAR. »

Selon Claude Kergomard, les causes de ce constat sont le maintien du lien avec l’histoire (CAPES) et le recrutement différent des enseignants : « Du côté des géographes, il y avait toujours le lien obligatoire avec l’histoire qui était là, par rapport à des choses en commun avec la sociologie. Cela servait d’argument à des gens qui n’en avaient pas envie mais il y avait une part de réalité ; c’est-à-dire cette idée qu’il fallait maintenir la possibilité de former, dans le cadre de nos études, de futurs professeurs d’histoire et de géographie… Jusqu’en 1984 (loi Savary), le mode normal de recrutement dans l’enseignement supérieur était le statut d’assistants-agrégés. Comme les littéraires, nous étions des assistants détachés. Nous étions des titulaires du secondaire détachés dans l’enseignement supérieur jusqu’au passage comme maîtres-assistants (donc une situation différente de celles des sociologues et économistes recrutés sur la base de leur thèse et de l’agrégation du supérieur pour les postes de professeurs en économie). »

Un autre enseignant-chercheur, Jean-Michel Dewailly, fait un constat plus nuancé : « Il y a eu des collaborations avec la sociologie. Dans le cadre du contrat que j’ai eu avec Jean-Jacques Dubois, sur la fréquentation des forêts, nous avons travaillé avec notre collègue sociologue Jean-Pierre Lavaud ».

La longue marche de l’intégration à l’USTL


La marginalité initiale des bâtiments occupés par les géographes est soulignée par Claude Kergomard : « L’ensemble B2, B5, B6 était marginal aux yeux des scientifiques qui nous voyaient comme dans un monde à part ». Alain Barré ajoute : « Même au resto U, on avait peu d’échanges avec les collègues scientifiques. »

Pour Claude Kergomard, « le B2 était quand même un exil extraordinaire » ! Mais la dégradation progressive des locaux a accentué le sentiment de mise à l’écart. Alain Barré témoigne : « Quand on est arrivé au B2, on a été frappé parce qu’on avait de la place. À la faculté des lettres, rue Angellier, on ne pouvait pas être tous en même temps dans nos bureaux… Mais, par la suite, l’environnement matériel du B2 s’est dégradé. Quand on allait dans d’autres universités françaises, et a fortiori à l’étranger, on mesurait l’écart qui ne nous était pas favorable. Quand on recevait les collègues étrangers, on était un peu honteux de leur dire que les toilettes n’étaient pas aux standards normaux pour de tels équipements… Il y avait aussi de l’eau qui coulait le long des gaines électriques… »

La réception du nouveau bâtiment, en 1996, symbolise une intégration liée à la fois à l’attribution de moyens informatiques et à l’entrée de la géographie dans la planification générale des locaux d’enseignement. C’est ce que confirme Alain Barré : « L’insertion véritable des géographes dans l’université n’a été ressentie que quand on a eu le nouveau bâtiment en 1996. Le fait d’avoir ce nouveau bâtiment, avec notamment des moyens informatiques plus importants, a fait que les gens étaient beaucoup plus présents dans les bureaux… Quand on est arrivés dans le nouveau bâtiment, il y a eu une autre ambiance, avec des gens beaucoup plus présents. Il y a eu aussi une autre organisation, avec des salles de cours dans d’autres bâtiments. »

L’appartenance à l’USTL a facilité la modernisation de l’enseignement et de la recherche en géographie. Voici ce que dit Claude Kergomard : « Le fait d'être dans une université scientifique a été une aide pour obtenir des moyens informatiques. Dans d’autres universités qui étaient restées sur des normes littéraires, nos collègues géographes n’avaient pas les équipements dont nous disposions. (…) Le fait d’être dans une université scientifique a largement favorisé cette évolution. Quand on regarde les UFR ou les départements de géographie dans les universités françaises, on voit que la géographie a évolué à des rythmes très différents selon les universités ».

La modernisation de l’enseignement et de la recherche a toutefois généré des effets pervers. Selon Alain Barré, « l’agrégation était justifiée par le fait qu’on devait pouvoir enseigner aussi bien en géo physique qu’en géo humaine. Après, les spécialités se sont affirmées et on a opté pour des recrutements plus pointus. On a même vu alors arriver en commission de spécialistes des candidats qui voulaient faire leur enseignement uniquement en 3ème cycle !»

Suite à une expérience vécue à Lyon 2, où la géographie est restée liée à l’histoire, dans une université littéraire restée mandarinale, Jean-Michel Dewailly juge que le choix du rattachement à Lille 1 est positif : « J’ai passé 7 ans à Lyon 2. J’y suis arrivé pour m’occuper d’un DESS Tourisme. Dès la première année (1997-98), j’ai accepté, sous l’amicale pression des directeurs du département Tourisme qui existait à Lyon 2, de prendre la direction du département Tourisme. En 2001, on m’a sollicité pour être doyen de la faculté. C’était une faculté trois fois plus importante que l’UFR de géographie de Lille – que j’avais dirigée de 1994 à 1997 – puisqu’elle regroupait 4 départements : Géographie, Histoire, Histoire de l’Art et Tourisme, soit 3500 étudiants… L’esprit à Lyon est assez différent de ce que j’avais connu à Lille, il est plus hiérarchique, plus autocratique. J’ai entendu le Président, dans des conseils de faculté, s’adresser à l’ensemble du conseil dans des termes que je n’aurais jamais imaginés à Lille 1 où j’avais aussi assisté à des conseils d’université. Des collègues ou des branches de l’université se faisaient proprement insulter, sans qu’il n’y ait de réaction. Personnellement, je "bouillais" mais ne pouvais guère réagir, car nouveau venu à Lyon (j’y étais depuis trois ans), je n’avais pas les connaissances ni les appuis nécessaires. Mes positions étaient connues, mais j’ai aussi dû avaler beaucoup de couleuvres. À Lyon, c’est beaucoup plus "top-down" : le Recteur dit ceci, le Président répercute à son conseil d’université les paroles du Recteur ; en dépit de quelques récriminations, un vote entérine les mesures imposées. Même chose au niveau des facultés. Ensuite, le directeur de département déclare à ses collègues : le Recteur a dit… Le Président a dit… Le Doyen a dit… Finalement, en dépit de quelques critiques, tout passe... Je me suis rendu compte qu’il vaut mieux être pauvre chez les riches à Lille 1 que riche chez les pauvres à Lyon 2… »

L’exercice du pouvoir dans les laboratoires après 68

Le cas du labo de biochimie fondé par Jean Montreuil


Pierre Perrot, chimiste : « En 68 ou 69, Lucquin a démissionné de la direction du département de Chimie et il a été remplacé par Montreuil. Lucquin n’était pas fait pour prendre une telle responsabilité dans cette période troublée. Il était très à cheval sur les principes, sur le respect que l’on doit aux professeurs d’université, à la hiérarchie. En 68, tout cela était en train de se démolir. Il s’est rendu compte qu’il n’était pas fait pour diriger le département dans ces conditions et il a démissionné. C’est Montreuil qui a pris la direction pendant deux ans. Il était aussi dictatorial que Lucquin, voire plus. Mais il s’y est bien pris. La preuve, c’est qu’il a réussi à partir avec le bâtiment C9, un bâtiment de chimie, chez les biologistes. En février 71, il a été remplacé par Montariol. »

Henri Debray, biochimiste, rappelle d’abord les circonstances de la naissance d’une discipline et d’un laboratoire : « Jean Montreuil travaille d’abord à la fac de médecine de Lille. Dès 1952, il fait un cours à la fac des sciences, où est mis en place un enseignement de chimie biologique. La réforme Aigrain de 1957 entérine l’introduction officielle de la biochimie comme discipline dans les facultés de sciences. Montreuil obtient à la faculté des sciences la création d’un poste de professeur, qu’il occupera désormais. Il y fonde un laboratoire. Vers 1973, lorsque son labo devient associé au CNRS, il considère que la recherche sur les acides nucléiques est terminée (rappelons que l’ADN a été découvert en 1954). Dans son labo, tout travail est axé désormais sur les glycoconjugués, ceux des liquides biologiques en particulier. C’est ce qui fera la renommée du laboratoire. »
De la suite de l’entretien avec Henri Debray, il ressort que les départs d’Emile Ségard en 1970 et de Michel Monsigny en 1971, à la suite de graves désaccords avec Montreuil, ne sont pas des faits insignifiants. Le séisme de 68 n’a aucune répercussion sur le fonctionnement du laboratoire. Les statuts prévoient un Conseil de labo et l’élection du directeur. Mais ces dispositions ne semblent pas effectivement mises en place. Au temps de Montreuil, il n’y a pas d’élection de directeur. Il commence à y avoir des élections quand André Verbert succède à Montreuil en 1990, suite au départ à la "retraite" de celui-ci qui, dès lors, n’interviendra plus dans la direction du laboratoire.

Le cas du labo de spectroscopie hertzienne fondé par Raymond Wertheimer


L’attitude plutôt modérée de Raymond Wertheimer, au moment des événements de 68, lui permet de demeurer directeur du laboratoire de spectroscopie hertzienne (LSH) jusqu’à son départ en retraite en janvier 1984. Jean Bellet : « À un moment j’ai un différend sérieux avec Wertheimer et je lui dis : "Si ça continue comme cela, je m'en vais" ». Ce point de crispation aura pour conséquence de réduire en partie ses prérogatives. En effet, au début des années 1970, Bruno Macke et Jean-Luc Destombes rédigent des statuts instituant un fonctionnement plus collectif. Le LSH se dote d’un conseil de labo élu, avec quelques personnalités remuantes. Le conseil de labo assure la gestion du labo, prend les décisions et attribue les crédits aux équipes.
Jean Bellet souligne que, au début, cette forme de fonctionnement a posé question à Raymond Wertheimer : « Pour lui, le rôle du directeur est affaibli par ce type de fonctionnement participatif. De son point de vue, une fois qu’il a été élu à la direction du labo, il doit pouvoir prendre toutes les décisions importantes sans nouvelle consultation du conseil de labo. Sinon il ne fallait pas l’élire. À l'époque, au LSH, cette transition vers une gestion plus démocratique se fait de façon un peu conflictuelle après mon clash, et sous l’impulsion de B. Macke et des membres du labo qui partagent cette approche. »
En fait, Raymond Wertheimer a évolué sur l’intérêt du conseil de laboratoire, comme le montre ce témoignage de Didier Dangoisse : « Il s’est, sur le long terme, bien adapté et a fini par s’en accommoder, d’autant plus qu’il sentait que la plupart des membres du labo ne lui contestaient pas son rôle de directeur et que la dynamique du labo était tout à fait positive. Le conseil introduisait une forme de démocratie mais l’avis du directeur était largem

Les répliques du séisme de mai 68

Jean Cortois : « Parlons des premiers présidents de l’université. Defretin, doyen en 68, devient le premier président, sans contestation, parce que les choses se sont calmées. Ce qui ne veut pas dire que les choses sont calmes pendant tout le temps de sa présidence, mais les causes d’agitation viennent de l’extérieur de l’université : invasion du campus par la police en mars 71, défense du fameux étudiant Michel, etc. À ce moment-là, le climat est peut-être plus tendu entre les différentes forces de l’université qu’en 68. Defretin est quelqu’un de très estimable, il n’est pas borné, ce n’est pas Vidal. Pierre Vidal, c’est le dur, le politiquement dur. Il est poussé à se présenter à la présidence en 74 par tous ceux qui n’ont pas digéré la perte de leurs prérogatives en 68. Parreau l’emporte par 41 voix contre 31 pour Vidal. C’est à ce moment-là que j’entre au Conseil d’université. Nous sommes tous d’un sectarisme très prononcé. Je me souviens m’être engueulé avec Fouret sur des babioles. »

Plusieurs interviewés parlent d’un événement marquant : l’invasion du campus par la police le vendredi 19 mars 1971. Le motif est d’ordre électoral : François-Xavier Ortoli se présente à la mairie de Lille contre Augustin Laurent/Pierre Mauroy. Au petit matin, de nombreux cars de police entrent sur le campus, qui se trouve bientôt sous la fumée des gaz lacrymogènes. On demande au président Defretin de convoquer immédiatement une réunion extraordinaire du Conseil d’université. Au Conseil, l’indignation est unanime. On décide d’aller à la préfecture, président d’université en tête. Il faut encadrer les manifestants pour que les gauchistes n’attaquent pas les CRS qui se tiennent sur le passage. Le préfet reçoit Defretin, Tillieu et Parreau. Pendant ce temps, les gauchistes insultent les CRS ; la situation n’est pas commode à gérer, il faut mettre des gens sérieux entre les deux camps. L’idée était sans doute d’obtenir que des voitures soient brûlées en ville, par les gauchistes ou par la police, peu importe, pour que les journaux du samedi en parlent, et que cela ait un effet sur le vote du dimanche.

L’après 68 à l’UER de mathématiques

L’UER de mathématiques a vécu certaines formes de démocratie inconnues dans les autres composantes de l’USTL. Et ce, déjà avant 68, comme le dit Maurice Chamontin : « Par rapport à Marseille où je n’ai pas été longtemps, Lille était beaucoup plus démocratique, beaucoup plus ouvert. C’est Michel Parreau qui, au département, faisait régner d’une main de fer la démocratie (rires). Et je me félicite de l’état d’esprit qu’il arrivait à faire régner et de tout ce qu’on y a fait. »
Puis, dans les années soixante-dix, toujours selon Maurice Chamontin : « Franchement j’étais très, très satisfait, c’était un modèle, on se trouvait bien là-dedans. Evidemment il y avait des conflits, c’est sûr. Quels conflits ? On peut sûrement les ramener grossièrement à des options politiques. Il y avait des courants conservateurs qui souhaitaient que tout reste dans le bon ordre, avec des professeurs patrons, etc. C’était minoritaire, mais il n’y en avait que quelques-uns. Il y avait, pour le reste, des conflits internes à ce courant un peu anarchisant issu de 68, où il y avait la gauche bien canalisée, et d’autres courants plus libertaires. Il y avait énormément de débats. Tout était question de débats. Cela a sûrement disparu. C’était un rôle d’avant-garde un peu gauchisante. On est un peu d’anciens combattants ! Des débats sur quels sujets ? Cela pouvait concerner la question des services. Comment fait-on ? Qui a droit à quoi ?
C’était très vivant en math. Il y avait des tensions. Par exemple Lehmann n’était pas un conservateur, et pourtant il y avait des tensions entre Parreau et Lehmann. Il y a eu aussi le gros truc de la géométrie entre Marcel Decuyper et Daniel Lehmann. Decuyper était le grand chef de la géométrie avant l’arrivée de Lehmann. Celui-ci arrive, et ce n’est pas la même géométrie. Ce sont des générations différentes, avec de très fortes différences. Certains ont plus soutenu Lehmann que Decuyper, les règlements de compte ont été assez durs. Je crois que des gens comme Decuyper ont dû souffrir.
Parreau a-t-il pris parti entre Decuyper et Lehmann ? Cela ne s’est pas passé publiquement, cela s’est fait par en dessous, au niveau des services par exemple. Cela a été rapide. Parreau était une personnalité importante et incontournable. Et il a eu une influence considérable au département et à l’université. Même quand il n’était pas chef de département, Parreau régnait, pour les nominations en particulier. On ne pouvait pas faire abstraction de son existence.
Et Rudolf Bkouche, que faisait-il dans tout ça ? Rudolf faisait ce qu’il voulait, c’était une personnalité assez extraordinaire. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi entier, enfermé dans ses pensées. C’était construit, ce qu’il pensait. Il défendait parfois des choses indéfendables mais il arrivait à les défendre. Un trait de Rudolf était l’individualisme avec lequel il envisageait tout. En général, c’étaient des problèmes collectifs, mais s’il considérait quelque chose d’insupportable, il ne regardait pas ce qu’il y avait autour, il fonçait dedans, sans aucune analyse ni préoccupation du rapport de forces. Une fois, il a décidé de mettre 15 à tout le monde à un examen ; évidemment ça a fait du schtroumpf. Il se foutait éperdument que les syndicats soient d’accord ou non. Il fallait lutter comme ça. Seul il fonçait ; parfois pour des affaires un peu extérieures à l’université, comme dans ses innombrables grèves de la faim. C’était vraiment un cas. »

Jean Celeyrette raconte son recrutement à Lille : « À Lille 1, je connaissais Daniel Lehmann, nous étions de la même promotion à l’ENS de St Cloud. Plutôt que le problème de mon service se règle entre les présidents des deux universités, Lehmann a trouvé pertinent que le département de mathématiques soit informé. On n’était pas loin de 1968 et le milieu mathématique était encore très agité. Daniel Lehmann m’a proposé de venir présenter mon affaire au département de mathématiques avant la rentrée et la préparation des services, en mai ou juin 70. Lehmann est donc venu me chercher à la gare, on a déjeuné ensemble. La réunion a commencé à deux heures, elle s’est terminée à dix heures trente du soir !
Mon problème a été traité entre dix heures quinze et dix heures trente du soir. Je ne me souviens plus de l’ordre du jour, mais c’était absolument extraordinaire. Les gens n’arrêtaient pas de s’engueuler. L’opposition portait sur tous les points, mais ces points étaient essentiellement politiques. D’un côté il y avait les communistes représentés par Jean Gadrey, leur porte-parole, mais qui n’était pas seul, et de l’autre, des gauchistes représentés par Rudolph Bkouche, Françoise et Maurice Chamontin, etc. C’était extrêmement pittoresque. Je ne connaissais personne à part Daniel Lehmann. Au début je m’ennuyais, puis vu la façon dont ça se passait, je suis intervenu aussi dans les débats qui ne me concernaient en rien, mais ça ne gênait personne.
A dix heures quinze du soir, alors que tout le monde en a assez, Daniel intervient pour que mon cas soit examiné. Silence absolu dans l’assemblée. Je présente mon affaire. Le silence continue. Enfin Marie-Hélène Schwartz prend la parole : "Vous êtes qui, vous ?". C’était chaleureux ! J’ai pris mon plus beau sourire et lui ai répondu : "Un de vos anciens étudiants, Madame", car j’avais suivi ses cours. Alors, dans la salle, Maurice Chamontin dit : "Eh ben, ça promet !". Bref ce fut un accueil à bras ouverts ! Ensuite tout s’est arrangé, et ça s’est réglé administrativement. J’ai donc fait la moitié de mon service à Lille 1.

Jean Celeyrette raconte son recrutement à Lille : « À Lille 1, je connaissais Daniel Lehmann, nous étions de la même promotion à l’ENS de St Cloud. Plutôt que le problème de mon service se règle entre les présidents des deux universités, Lehmann a trouvé pertinent que le département de mathématiques soit informé. On n’était pas loin de 1968 et le milieu mathématique était encore très agité. Daniel Lehmann m’a proposé de venir présenter mon affaire au département de mathématiques avant la rentrée et la préparation des services, en mai ou juin 70. Lehmann est donc venu me chercher à la gare, on a déjeuné ensemble. La réunion a commencé à deux heures, elle s’est terminée à dix heures trente du soir !
Mon problème a été traité entre dix heures quinze et dix heures trente du soir. Je ne me souviens plus de l’ordre du jour, mais c’était absolument extraordinaire. Les gens n’arrêtaient pas de s’engueuler. L’opposition portait sur tous les points, mais ces points étaient essentiellement politiques. D’un côté il y avait les communistes représentés par Jean Gadrey, leur porte-parole, mais qui n’était pas seul, et de l’autre, des gauchistes représentés par Rudolph Bkouche, Françoise et Maurice Chamontin, etc. C’était extrêmement pittoresque. Je ne connaissais personne à part Daniel Lehmann. Au début je m’ennuyais, puis vu la façon dont ça se passait, je suis intervenu aussi dans les débats qui ne me concernaient en rien, mais ça ne gênait personne.
A dix heures quinze du soir, alors que tout le monde en a assez, Daniel intervient pour que mon cas soit examiné. Silence absolu dans l’assemblée. Je présente mon affaire. Le silence continue. Enfin Marie-Hélène Schwartz prend la parole : "Vous êtes qui, vous ?". C’était chaleureux ! J’ai pris mon plus beau sourire et lui ai répondu : "Un de vos anciens étudiants, Madame", car j’avais suivi ses cours. Alors, dans la salle, Maurice Chamontin dit : "Eh ben, ça promet !". Bref ce fut un accueil à bras ouverts ! Ensuite tout s’est arrangé, et ça s’est réglé administrativement. J’ai donc fait la moitié de mon service à Lille 1.

Regards actuels sur mai 68

Jean-Claude Doukhan : « On peut se demander ce que mai 68 a réellement apporté à l’université. Sans doute, le pouvoir est-il devenu nettement moins opaque. On voulait être tenu au courant des orientations et décisions de l’équipe de direction et on a effectivement reçu des kilos de comptes rendus. Mais avons-nous été capables de gérer de façon satisfaisante alors que les moyens financiers étaient rarement au rendez-vous? Comment partager la misère? Edgar Faure était un homme très subtil. Il nous a donné satisfaction sur ce qu’il pouvait offrir sans augmenter son budget. Nous avons bénéficié d'une certaine autonomie qui ne coûtait pas cher.
Quant à l'université de Lille, si on la compare à d’autres universités de province, par exemple Grenoble ou Strasbourg, elle n’a pas obtenu beaucoup de crédits de recherche. Je crois que c’est en partie à cause de la faiblesse de sa direction. Le président et son équipe, vers 1970, ont mené une gestion très conventionnelle ménageant la chèvre et le chou.
Repensant aujourd’hui à cette époque, je me dis qu’un peu plus de méritocratie aurait été bénéfique. Il est vrai qu’à l’époque je croyais à la démocratie directe (et non directive). Je dirais volontiers aussi qu’à l’époque j’ai passé (perdu?) beaucoup de temps dans les réunions de divers conseils, que j’aurais sans doute mieux employé à poursuivre le travail de recherche. »

Rémy Goblot, directeur de l’UFR de math en 1983-85 : « Les événements de 1968 ne m’ont pas plu. Après réflexion, l’atmosphère de pseudo-démocratie directe à la chinoise des amphis me paraissent être un poison où le conformisme ambiant oblige à bien penser. Je trouve pernicieux le totalitarisme verbal et sa complicité. L’époque agitée a duré longtemps, bien après les années 70. Les disputes m’incommodaient. Cependant je reconnais une certaine convivialité au milieu des conflits et une vitalité observables rarement de nos jours. En salle 19, Rudolph Bkouche faisait grève de la faim. Je me rappelle d’un Michel Migeon sympathique et d’un Jean Cortois chaleureux, humain, plein d’humour mais non dépourvu d’autorité. L’administration me semble être plus difficile maintenant qu’avant. »

Georges Salmer : « Ayant plongé dans la gestion des heures supplémentaires de l’UFR d’IEEA lors du mandat de direction de Bacchus, je suis rapidement entraîné à aller plus loin. J’entre dans la toute nouvelle commission Scolarité, dont le président est alors un collègue de physique, Jean Billard. Lorsque, vers 1972-73, Billard quitte la présidence de la commission Scolarité, Jean-Marc Sennesal lui succède. On décide alors de conforter la direction de la commission avec un poste de vice-président dans lequel je suis élu.
J’ai un souvenir très positif du travail en commission. Il y a une vraie vie. C’est pour moi l’occasion de découvrir le secteur des sciences dites "molles" qui, à l’époque, sont dominées par les sciences dites "dures", notamment en matière de besoins. Je ne participe pas vraiment aux Conseils de l’université, excepté lorsque la commission Scolarité doit y être représentée. Sur un plan général, je trouve que les nouvelles structures sont un véritable stimulant pour la participation à la vie de l’ensemble. »

Les débuts de l'université des sciences et technologies de Lille (USTL)

Une administration regroupée, structurée, en évolution

Alors que l’ancienne faculté des sciences vivait ses dernières années, les premiers signes de ce qui allait devenir la révolution informatique se manifestaient dans son administration. Début décembre 1965 fut créé, dans les services administratifs, le "service de mécanographie" (6ème division). C’est le laboratoire de calcul, comprenant un analyste programmeur (Jean-Marie Béague) et cinq perforatrices de cartes perforées, qui eut la charge technique du service de mécanographie.
Yvette Salez, qui était secrétaire du doyen de la faculté des sciences, fut nommée chef de la 6ème division. Elle avait suivi les cours d’analyse et de techniques de la programmation du CNAM en 1964-65 (cet enseignement était assuré par le laboratoire de calcul de la faculté des sciences). Yvette Salez a joué un rôle majeur dans l’informatisation des services (elle deviendra directrice du CITI, le Centre interuniversitaire de traitement de l’information, créé en 1973).
Le "service de mécanographie" traitait les opérations d’ordonnancement (maintenance, paie). Dès le début, Yvette Salez eut la lourde tâche de lancer, en liaison avec le ministère, la gestion informatisée de la scolarité étudiante, et ceci au niveau interuniversitaire puisque, dès 1966, le service traitait en différé les inscriptions des facultés des sciences, des lettres, de droit, de médecine, de pharmacie de Lille, et même les données des étudiants de la faculté d’Amiens.

Jeanine Salez, la sœur d’Yvette, fut secrétaire du président de l’université. Elle dit que « l’installation sur le campus permet un regroupement des moyens, ce qui facilite beaucoup le travail administratif. Cette restructuration est une bonne chose pour la formation, pour la recherche, pour les étudiants. Auparavant, l’agent comptable était à Lille (rue de Solférino) et avait en charge toutes les facultés. Maintenant l’agent comptable est sur place, il n’a que la nouvelle université à gérer. (Le premier agent comptable fut Mme Ouazana, puis Mme Robyn au milieu des années 1970, puis Mme Debaisieux dans les années 1980.) »
Jeanine Salez poursuit : « La mise en place des Cellules Recherche, Relations Internationales, Communication, Moyens, facilite les relations et le travail entre labos, chercheurs, administration. Il y a maintenant des contacts qui n’existaient pas avant entre les UER et l’administration. Beaucoup de relations avec d’autres chercheurs, d’autres universités, au niveau national et international. Participation des enseignants-chercheurs, toutes disciplines, à des congrès nationaux et internationaux. Du temps de la faculté, cela existait certainement, mais je ne le voyais pas en raison de la dissémination des Instituts dans Lille. Je vois beaucoup d’enseignants, et la recherche est au premier plan. Michel Migeon dit : "Non seulement la formation, mais aussi la recherche doivent entrer dans les relations sociales et économiques". Beaucoup de relations avec le monde socio-économique, le CISE (Comité interprofessionnel socio-économique), la CRCI (Chambre régionale du commerce et de l’industrie), Adrinord (Association pour le développement de la recherche et de l’innovation dans le Nord-Pas-de-Calais), le Conseil régional. À la conférence des présidents d’universités, il y a des échanges qui n’existaient pas avant. »

En fait, les cellules sont créées sous le mandat du Président Cortois (1982-87). Le ministère instaure, à cette époque, les plans pluriannuels pour l’attribution des moyens financiers et humains. Pour répondre à cette évolution, Jean Cortois crée les cellules, qui remplacent certains services administratifs. Ces cellules contribueront à faire évoluer la façon de travailler au bâtiment A3 pour s’adapter aux demandes et impératifs tant internes que ministériels.

Marie-Cécile Riédi, cadre administratif : « Les trois cellules créées sont celles de la recherche et des relations internationales, la cellule formation et la cellule communication. Ces trois cellules sont implantées dans le couloir de la Présidence au A3. Alors qu’au début nous étions là pour faire de la gestion, recevoir des sous de la Région, les distribuer, etc., maintenant nous sommes une équipe de réflexion reliée aux Vice-Présidents et au Président. On y discute de politique et de choix stratégiques. Ces cellules sont constituées de personnel administratif, dont le responsable est un(e) attaché(e) cadre A mais aussi de personnes recrutées à titre exceptionnel : des chargés de mission comme Claude Nodot et Jean Bourgain qui commençait à travailler à la valorisation de la recherche, au transfert de technologies. (…) Nous rassembler dans le couloir du Président au A3 a été important. Au niveau administratif, ce fut quelque chose d’exceptionnel et de rare de nous donner ce rôle alors que nous, administratifs, étions considérés comme des empêcheurs de tourner en rond. »

Jean Bourgain, ingénieur d’étude à la cellule recherche : « Avant 1981, au niveau de l’université, on ne s’occupait pas de la valorisation de la recherche. Ce qui ne veut pas dire qu’un certain nombre de professeurs n’avaient pas des contrats industriels. Souvent ces contrats passaient par Adrinord. C’étaient des relations individuelles entre le chercheur et Adrinord, et non des relations entre l’établissement (Lille 1) et Adrinord. Les relations avec Adrinord ont fonctionné pendant très longtemps, elles ont pris fin quand on a créé le service Valorisation.
Pour moi, c’étaient les relations d’établissement qui devaient primer plutôt que les relations individuelles. L’établissement devait être responsable de sa politique. Que, dans le cas des labos associés au CNRS, ça se négocie avec le CNRS, j’étais d’accord, mais à parts égales. Je me souviens de discussions avec le directeur de la valorisation du CNRS, lequel me faisait le reproche : "Vous ne m’envoyez pas vos rapports de valorisation en fin d’année". Je lui répondais : "Vous ne m’envoyez pas les vôtres non plus". Je me sentais porteur de la politique de l’établissement. C’est peut-être un point qui caractérise un certain nombre d’entre nous, c’est que l’établissement devait être considéré comme un établissement, avec une véritable politique d’établissement.
Mon rôle auprès de Cortois ou de Dubrulle a été de permettre l’expression de la cohérence de leurs politiques. Certes, il y avait une cohérence de la politique, mais elle ne s’exprimait pas. J’étais toujours frappé, dans les discours un peu officiels, par le fait qu’on n’affirmait pas suffisamment l’établissement – l’établissement comme une sorte d’unité de production – en particulier quand on était en discussion avec des industriels. Cela, c’est un élément qui m’a motivé pour essayer de trouver des solutions. »

La création de l’EUDIL

Le projet d’INSA à Lille n’a pas eu de suite. Un département de sciences appliquées est créé, puis une UER de Technologie en 1969. L’UER délivre des MST, formations originales en relation avec le monde industriel. Certaines universités, appelées universités pilotes, mettent en place des formations conduisant au titre d’ingénieur. L’USTL est université pilote. En 1973, l’USTL et deux autres universités (Clermont-Ferrand et Montpellier) peuvent délivrer le titre d’ingénieur. C’est en 1974 que le décret est publié au J.O. et la promotion 1974 peut se voir décerner le diplôme d’ingénieur. L’UER de Technologie devient alors EUDIL, École universitaire d’ingénieurs de Lille. Les directeurs seront : Jean-Pierre Beaufils (1969-1974), Francis Louage (1974-1980), Gérard Journel (1980-1992), Pierre Legrand, etc.

Jean-Claude Doukhan, physicien : « L’EUDIL est créée grâce à l’énergie de J. P. Beaufils. Dès ma nomination de MC en 1971, j’ai la charge du département Science des matériaux. Les autres départements sont dirigés par des collègues qui ont dû arrêter ou fortement ralentir leurs activités de recherche afin de se consacrer au développement de la nouvelle structure.
Gérer un département sans abandonner la recherche est une tâche bien difficile ! Il faut faire connaître la formation afin d’espérer recruter de bons étudiants. Je fais le tour des IUT, j’adresse des courriers aux universités. On se réunit avec des ingénieurs en place dans l’industrie en vue de définir les programmes d’enseignement. Il faut obtenir l’homologation du diplôme par la commission du titre d’ingénieur. Il faut obtenir, pour les étudiants qui le désirent, la possibilité de préparer une thèse d’ingénieur-docteur et donc la possibilité d’obtenir une bourse du CNRS, etc. Je suis vraiment débordé par le travail administratif, mais je veux aussi poursuivre mon travail de recherche et développer une petite équipe de géophysique. L’ensemble me demande un temps considérable.
Il n’y a pas de labo de recherche à l’EUDIL à part celui de Jacques Paquet. Les enseignants qui ont encore une activité de recherche travaillent dans les labos des UER. Les enseignants en poste en Science des matériaux ne sont pas en nombre suffisant pour assurer tous les enseignements ; on demande donc de l’aide (partage de cours) aux autres UER. Il n’est pas toujours facile de négocier le contenu du cours à partager. La position "à prendre ou à laisser", je l’ai parfois entendue en arrière-fond de propos bien polis ! »

Filiation entre mathématiques, analyse numérique et informatique

Vincent Cordonnier, informaticien : « L’informatique s’est développée dans trois endroits : l’IUT, le CUEEP et au bâtiment M3. L’installation au M3 s’est faite de façon assez progressive. L’informatique est issue historiquement des mathématiques, avec la volonté d’un certain nombre de mathématiciens, surtout de mathématiciens d’analyse numérique, de dire : "On va se prolonger dans l’informatique". L’informatique n’était pas une discipline à part entière. Nous étions totalement atypiques par rapport aux disciplines traditionnelles telles que les mathématiques, la physique, la chimie, etc. On a donc eu du mal à trouver notre place sur tous les créneaux.
Au M3, on était tassé comme pas possible. On réclamait des bureaux, mais on nous répondait que nous n’en avions pas besoin. Les financements ? On en avait très peu, en particulier pour nos étudiants. On voulait commencer à avoir du matériel pour faire de la pédagogie pratique. A l’époque, on réclamait des perforatrices de cartes. On a eu, pendant un certain temps, deux perforatrices pour l’ensemble des étudiants ! Les étudiants devaient réserver des quarts d’heure pour accéder aux perforatrices. On leur disait que, s’ils faisaient une erreur, ils repasseraient dans quarante-huit heures. Cela a eu un bon côté car ils étaient très soigneux dans la production de leurs programmes !
On a eu aussi des problèmes de postes. C’étaient peut-être les problèmes les plus aigus car nous n’arrivions pas à faire créer des postes par l’université pour notre discipline. Il a fallu que Jacques Duveau arrive à la présidence de l’université pour que l’informatique prenne sa place. Tout d’abord, une chaire d’informatique a été créée à partir de la chaire de mécanique des fluides, celle de Kampé de Fériet. On était trois ou quatre à candidater sur cette chaire, et c’est moi qui l’ai eue. A l’époque, ce fut une vraie victoire de l’informatique. Chaque fois qu’il y avait un poste, on s’est heurté à des difficultés pour l’avoir. Par exemple, on a créé un poste de maître de conférences spécifiquement pour la MIAGE. A la commission de spécialistes, il y avait un tiers de mathématiciens, un tiers de numériciens et un tiers de probabilistes. Le poste créé a été attribué à un numéricien, qui n’a jamais fait quoi que ce soit pour la MIAGE. C’est le problème d’une discipline qui émerge et qui a du mal à prendre sa place. »

Dans les années 1970, la frontière entre informatique et mathématiques est imprécise. Claude Brezinski, spécialiste d’analyse numérique, arrive à Lille en 1973 après avoir soutenu sa thèse d’État en 1971. « Je ne suis pas arrivé chez les matheux, mais en IEEA, au sein du labo de calcul qui regroupait les informaticiens et l’analyse numérique. Pouzet dirigeait plus ou moins ce labo de calcul. Il ne faisait plus de recherche et il m’a laissé faire ce que je voulais. Nous étions au moins trois à parler de la même chose. On s’est rassemblé autour de moi. Florent Cordellier a commencé à travailler dans le domaine de l’accélération (méthodes d’accélération de la convergence). Et j’ai tout de suite organisé un séminaire.
On n’avait pas de rapports avec les matheux ni avec les autres services de l’EEA. Il y avait d’un côté l’Informatique et de l’autre l’EEA. Avec les informaticiens, il y avait l’équipe de math appliquées. Gérard Jacob a été embauché plus tard (1976), il travaillait sur des notions théoriques, les arbres. Certains travaillaient sur les langages de compilation, on n’avait aucune raison d’avoir des contacts avec eux. Jacques Denel a été le premier à quitter le labo de calcul et à partir en math. Il disait que c’était idiot de rester en IEEA, tous nos cours étaient en math. Puis les informaticiens nous ont fait comprendre que nous étions persona non grata, mais c’était beaucoup plus tard.
Nous sommes donc allés avec les math. On était tout à fait autonomes. Les informaticiens nous avaient donné, à l’époque où Denel venait d’être nommé professeur, tout un bout de couloir au premier étage du M3 et on avait obtenu des crédits pour les aménager comme on voulait. Nous avions une secrétaire : Françoise Tailly. D’un côté de son bureau, il y avait mon bureau ; de l’autre côté, il y avait le bureau de Denel. Mon bureau communiquait aussi par une autre porte à une salle commune où on se réunissait pour le café et où on discutait de math le plus souvent possible et où on installait les visiteurs venus de l’étranger envoyés de différentes universités. On a commencé à voyager, à aller dans les congrès et à recevoir des invitations. On n’avait pas d’argent pour inviter, mais les autres universités avaient de l’argent pour nous envoyer des gens. C’était vers le début des années 80. On avait un budget donné par l’université : tant par professeur, tant par maître de conférences (les CJ). On avait de l’argent à part pour acheter nos ordinateurs et monter notre centre de calcul. On avait pas mal d’argent. Il y avait aussi Paul Sablonnière, qui avait fait sa thèse avec Pouzet, et qui a travaillé aussi sur l’accélération de la convergence.
Quand on a été rattaché aux math, on est devenu le labo d’analyse numérique. J’ai fait une demande d’Équipe de recherche associée (ERA) au CNRS que je n’ai jamais pu obtenir. Peut-être était-on un trop petit labo, peut-être n’avions-nous pas assez de publications ? En France, en analyse numérique, il y avait le groupe des équations aux dérivées partielles avec Jacques-Louis Lions à sa tête. Je connaissais tous les membres de ce groupe. On s’était vus aux congrès nationaux, je connaissais Lions et il savait ce sur quoi je travaillais. Il nous connaissait et on était respectés. Mais la distribution des trucs du CNRS et des crédits étaient tous contrôlés par Lions. Il y avait des gens de chez Lions, qui donnaient en priorité à leur équipe. De plus, nous étions peu nombreux à Lille et, à cette époque-là, nous n’avions sans doute pas encore assez de publications reconnues internationalement. (Note du rédacteur : à ce jour, Claude Brezinski a encadré soixante thèses.) »

Quelques observations sur l’évolution des programmes d’enseignement

Bernard Pourprix enseignait au département GE de l’IUT : « La principale évolution des programmes en Génie électrique est consécutive aux progrès de l’informatique. Les programmes nationaux en vigueur vers 1970 mentionnaient incidemment l’informatique comme un enseignement marginal : "Le diplômé d’IUT doit être capable de prendre connaissance de documents techniques en langue anglaise et d’en faire l’analyse ; il serait également désirable qu’il connaisse les possibilités d’utilisation des ordinateurs de telle sorte qu’il soit apte à assurer une liaison directe avec le service calcul". Quels changements depuis cette époque ! Dans les années 1970, il y a la naissance et le développement de la microinformatique. Le signal numérique supplante progressivement le signal analogique dans de très nombreux domaines. En même temps, l’accent est mis sur la "fonction" d’un composant ou d’un système plus que sur sa "structure" physique. Les programmes de 1981 tiennent compte de ces évolutions. Les IUT se doivent d’accompagner l’évolution de la société et de son système technique. »

Monique et Claude Rousseau travaillaient au département de Chimie de l’IUT de Lille : « Le département de Chimie de l’IUT A est créé en 1970, suite à une demande des entreprises textiles. Il y a déjà un département Chimie à l’IUT de Béthune, qui forme des chimistes pour l’industrie chimique "lourde" : engrais, polymères, etc. Les industriels du textile, eux, ont besoin de coloristes, de personnels pour les teintures. N’ayant pas d’école bien spécialisée au niveau technicien, ils souhaitent qu’il y ait un département "Chimie à orientation locale textile". En 1973, ce département déménage au Recueil. »
Claude Rousseau poursuit : « Pour la chimie organique, le volume de l’enseignement pratique a été divisé par deux, et même plus : quinze journées d’enseignement pratique en deuxième année en 1972 et seulement six journées en 2011. Le volume d’enseignement théorique est resté à peu près le même. Comme il y a maintenant beaucoup d’appareils très sophistiqués, les étudiants sont devenus des presse-boutons. Ils injectent un produit, ils pressent un bouton, un papier sort. Ils ont souvent peu d’esprit critique. À l’époque, on pouvait se permettre d’utiliser des produits relativement dangereux comme du brome, comme du sodium, alors que maintenant ce serait impossible d’utiliser ce type de produit sans un harnachement complet. On ne se rend même plus compte des dangers, on se dit qu’on est protégé de tout. Par exemple, avant, on n’avait pas de gants, et on se méfiait quand on versait de l’acide sulfurique dans une éprouvette. Aujourd’hui, avec les gants, on peut se permettre de faire passer l’acide par-dessus bord, on jette les gants. J’ai l'impression que l’on fait moins attention qu’auparavant. Quand je vois toutes les précautions qu’il faut prendre maintenant ! Pour distiller de l’eau, il faut presque un masque et des gants ! Au temps de Micheline Évrard, premier chef de département (1970-1980), on détruisait le sodium à la lance à incendie sur la pelouse. C’était une autre époque !
Dans quelle mesure le contenu de l’enseignement a-t-il été transformé par l’arrivée de l’informatique ? Dans les années 1980, les premiers ordinateurs sont apparus. Les rapports de stages, qui se faisaient auparavant manuellement, ont bénéficié des premiers traitements de texte. Pour cela, il a fallu faire un peu d’informatique, avec des Commodore 64, un peu de traitement de texte, un peu de tableur. Des ordinateurs plus performants sont arrivés, et, en même temps, sont arrivés des appareils d’analyse, avec l’ordinateur à côté ou intégré. C’est en 1987 que j’ai équipé le premier appareil de chromatographie en phase gazeuse avec un micro-ordinateur et acquisition des données. S’il y avait un problème, il fallait que les enseignants soient opérationnels. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à faire de l’informatique. Dans le département Chimie, l’informatique n’a été enseignée que par des enseignants de physique ou de chimie, il n’y avait pas d’informaticien. Dès 1985-87, Yves Castanet a commencé à installer des acquisitions de données par ordinateur pour prendre des températures, des mesures de débit, etc., et faire en sorte que toutes ces données arrivent sur des fichiers et soient traduites en courbes. »

Gérard Hecquet parle de l’IREM (Institut de recherches sur l’enseignement des mathématiques). « J’ai fait un mandat à la direction de l’IREM. J’ai pris la succession de Pierre Tison, j’ai été élu face à Rudolf Bkouche. C’était un peu après la réforme des maths. La question était plutôt de savoir comment présenter les notions. Les profs du secondaire étaient charmants. On a fait avec Carlos Sacré à la fois de la programmation sur petite machine et puis de l’audio-visuel qui consistait à présenter des notions à la télé. Quelques jeux ont été développés à cette époque-là, en particulier le jeu du ping-pong. C’était le début de la programmation sur les machines à calculer. On a acheté des ordinateurs. Lorsque la commande arrivait, de nouveaux modèles plus performants étaient sortis. Je cherchais plutôt ce que l’informatique pouvait nous apporter. On explore et on formalise ensuite. J’avais quatre personnes sous mon autorité. Il y avait trois secrétaires et un technicien. Un autre technicien dépendait du CNRS et donc avait un meilleur salaire que l’autre, par ailleurs syndicaliste, qui dépendait de l’université. [Note. Daniel Lehmann a été le premier directeur de l’IREM en 1970, c’est lui qui a écopé de l’affaire de la réforme des math. Après lui, Philippe Antoine arrive en 1973, puis Pierre Tison en 1975. Hecquet arrive en 1981 et Bkouche lui succède en 1984. Tison est resté plus longtemps, 6 ans, car il était à la fois sur Lille et sur Valenciennes.]
C’est vraiment à l’époque de Lehmann qu’il y avait des choses à faire. Il s’agissait de faire passer la pilule des math modernes auprès des enseignants du secondaire. La situation n’était pas simple. Dans les collèges, il y avait des professeurs non certifiés qui étaient susceptibles et le prenaient mal… Pourtant ils avaient de réels besoins. Un groupe de professeurs de lycée technique rigolaient bien de la réforme : ils disaient en tenir compte en classe pendant trois semaines et revenir tout de suite après aux anciens programmes ! Ensuite, on a considéré que ce que l’on avait fait pour les math, il aurait fallu le faire pour d’autres disciplines. Je me souviens être allé au Rectorat pour y plaider la cause de l’IREM et on me répondait que c’était très bien mais qu’il y avait aussi la physique, la chimie, etc. »

Des expériences pédagogiques

Dans l’esprit de 68


Maurice Chamontin, mathématicien, parle du DEUG personnalisé : « En 68, le cours magistral semblait le reflet de l’organisation du pouvoir appelé à disparaître. Après des tonnes et des tonnes de discussions, on a essayé de proposer une nouvelle organisation de l’enseignement, au moins, pour commencer, pour les premiers cycles. Nos ambitions étaient grandes, basées sur une plus grande autonomie de l’étudiant, une plus grande implication, une plus grande prise en charge par l’étudiant de ses études. Cela entraînait la suppression du cours magistral, de l’abomination de la science déléguée par le haut, etc. Il y avait toujours des arrière-plans politiques dans tout ça.
Donc, avec une frange d’enseignants un peu gauchistes, on a essayé d’impulser la création d’un mode pédagogique différent. L’enseignant n’avait plus le droit de proclamer, mais seulement celui d’accompagner l’étudiant dans son travail d’assimilation, de déchiffrement. Il n’y avait plus de hiérarchie de type administratif, il n’y avait plus de différence entre professeurs, maîtres de conférences, maîtres-assistants, tous les enseignants étaient sur le même plan, et tous les étudiants aussi. Alors ça, on a réussi à le faire. Il y a eu quelques batailles dans les différents conseils pour faire accepter et valider ce type de formation, ça discutait beaucoup.
Au moins pour une section, et avec quelques collègues, comme Robert Gergondey, on a créé ce système. Le travail ne comportait pas de cours, seulement des séances de TP où les étudiants travaillaient sur des fiches qui avaient été mises au point auparavant par le collectif d’enseignants. Les étudiants travaillaient, on était autour d’eux pour leur expliquer comment faire et quand ça coinçait. On avait aussi introduit des changements au niveau du contrôle et de la validation des enseignements. C’est-à-dire que le contrôle continu était notre règle. On autorisait bien sûr la possession de documents au moment du contrôle.
Là, on a eu un peu de mal avec les autres disciplines. Ce DEUG A comportait des math, de la physique, de la chimie. Les disciplines étaient assez séparées, chacun faisait son truc, ce qui fait que, dans les délibérations, on s’engueulait de manière un peu musclée. Mais je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu beaucoup d’échanges entre disciplines, c’était chacun pour soi. (Note après l’entretien. Le DUES a été instauré à la rentrée 1966 – réforme Fouchet – et il a perduré jusqu’à l’instauration du DEUG en 1973. L’expérience relatée ici concerne une période pouvant chevaucher le changement de dénomination. Le DUES consiste en deux années de formation et il remplace les certificats de propédeutique MGP, MPC, etc. La réforme Fouchet a été une des raisons de l’explosion de mai 68, du fait que la durée du premier cycle était portée à deux ans, avec des modalités de redoublement restées floues lors de la mise en place.) »

Gérard Coeuré, mathématicien : « Contrairement à aujourd’hui, où la majorité des étudiants, souvent parmi les meilleurs, vont vers l’informatique ou l’économie, les sciences dites "dures", physique et mathématiques, accueillaient un très grand nombre d’étudiants ; j’ai connu en licence et maîtrise de math jusqu’à 400 étudiants. Nous attachions une attention particulière à l’enseignement. De nombreuses expériences pédagogiques ont été mises en route, surtout durant la présidence de Michel Migeon. Leurs succès furent relatifs en grande partie, (sans doute) faute de moyens suffisants mais surtout à cause de la trop grande différence entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. La pédagogie en mathématiques recèle une difficulté particulière pour bâtir des programmes convenant à la fois à une formation scientifique de base et à une formation de haut niveau. »

Le DEUG alterné
Le physicien Henri Dubois est le créateur du DEUG alterné et le premier responsable de cette formation. « En 1973, à l’USTL, l’idée que le cursus des études universitaires soit constitué par une alternance de périodes de travail à l’université et de périodes de travail en entreprise est dans l’air. C’est Jean-Pierre Beaufils, à cette époque chargé de mission au secrétariat d’État aux universités, qui propose à ses collègues de l’USTL d’expérimenter cette idée d’alternance dans un premier cycle de leur université. Créateur et premier directeur de l’EUDIL, il rencontre un accueil favorable à la création d’un tel type d’enseignement. Ayant obtenu l’aval du CNPF à Paris, le projet du secrétariat d’État est proposé aux universitaires et industriels de Lille. A l’USTL Michel Migeon, vice-président en charge des études (sous la présidence de Michel Parreau) est chargé d’en présenter le canevas à ses collègues. De nombreuses séances de travail s’ensuivent et le 29 mai 1974 une réunion au rectorat entre des chargés de missions du secrétariat d’État et l’équipe de direction de l’USTL met en lumière une concordance de vue sur les points essentiels, moyennant plusieurs remaniements, en particulier concernant la durée de la période en entreprise qui est ramenée de sept à quatre mois pour ne pas rallonger la durée du DEUG. Après avoir reçu l’appui des organismes patronaux locaux le projet est ratifié par le Conseil d’université le 4 Juillet 1974 avec décision d’ouverture de la 1ère année d’un DEUG alterné "Sciences et structures de la matière" à la rentrée d’octobre.
La mise en pratique du DEUG alterné a fait apparaître un certain nombre de points durs auxquels il a été parfois difficile d’apporter des solutions définitives. La forme du stage en entreprise et la personnalisation de la pédagogie universitaire sont, bien évidemment, les plus sur la sellette. En ce qui concerne le stage, les points concernés sont : son positionnement juridique, la recherche des entreprises d’accueil et le suivi des étudiants pendant les quatre mois en entreprise. (…) En ce qui concerne la personnalisation de la pédagogie, sa mise en application constituait un challenge considérable. Le travail des étudiants par petits groupes, à partir de fiches et en fixant les objectifs à atteindre, sans aucun cours préalable et en recourant à une recherche personnelle de documentation, n’allait pas forcément de soi. De très nombreuses rencontres ont eu lieu avec Bertrand Schwartz qui, dans la région de Nancy-Metz, poursuivait depuis quelques années une expérience de grande envergure de cette nouvelle forme de pédagogie. (…) Beaucoup d’ajustements ont été nécessaires pour rendre la formule satisfaisante dans le cas du DEUG alterné de l’USTL. Par ailleurs, la vision de ce grand pédagogue sur l’enseignement était que celui-ci doit concilier autant l’acquisition du savoir que celle du savoir-faire. D’où l’importance de l’alternance entre université et entreprise.
Dans cette même décennie post 1968, de nombreuses autres nouvelles formations ont aussi connu un vif engouement à l’USTL. Il en a été ainsi du DEUG personnalisé, basé comme son nom l’indique sur la même pédagogie personnalisée que le DEUG alterné mais dépourvu de période en entreprise. Initialisée en 1973, cette formule ne durera en tant que telle que pendant sept ans, en grande partie par manque d’une solide structure d’encadrement (contrairement à ce qui a pu être fait dans le cas du DEUG alterné et a assuré sa longévité). Cette période a aussi été celle de l’envolée du DEUG UC, basé sur la pédagogie des unités capitalisables et permettant aux salariés et autres publics non disponibles à plein temps de reprendre des études supérieures. Formule "à la carte" qui connaîtra par la suite un développement à grande échelle, à tous les niveaux, avec le CUEEP, puis avec le SUDES. »

Laure Moché, mathématicienne, responsable de la deuxième année de DEUG alterné, parle des méthodes pédagogiques utilisées : « Je distribuais aux étudiants un document qui comprenait tout le cours accompagné d’exercices très simples. Les étudiants se regroupaient par trois ou quatre pour travailler ensemble. Ils étaient peu nombreux pendant les premières années. Je passais de table en table pour les aider, le cas échéant. Cette façon d’enseigner était assez fatigante, mais elle m’a beaucoup plu. Quand le cours était terminé, je distribuais une liste d’exercices supplémentaires. Quelque temps après, je donnais le corrigé de ces exercices. Cela a très bien marché. Il y a eu une année où l’on a eu 100% de reçus. Certains collègues ont dit alors que l’on bradait le DEUG. Nous avons tous poussé de hauts cris, car aucun d’entre nous n’avait eu l’impression de brader l’examen. Ayant appris ces excellents résultats, de nombreux enfants de collègues se sont inscrits en DEUG alterné. Comme je faisais également passer des colles au lycée Faidherbe en Math spé, j’ai eu la possibilité de comparer le niveau de ces deux types d’étudiants. Une année, j’ai pu comparer les séries de Fourier à la fois en Spéciales et en DEUG alterné. En DEUG alterné, les étudiants étaient des utilisateurs des mathématiques mais pas des mathématiciens ; je leur demandais de bien connaître les théorèmes et de vérifier les hypothèses, on n’avait pas le temps de faire les démonstrations. En assurant mes colles à Faidherbe, je me suis aperçu que les étudiants de Spéciales en savaient moins que ceux du DEUG alterné. »

Le DEUG par unités capitalisables


Jeanne Parreau, mathématicienne : « Comme le DEUG personnalisé et le DEUG alterné, le DEUG UC résultait des travaux pédagogiques entrepris avec Bertrand Schwartz. Il concernait aussi bien le DEUG A que le DEUG B. Le DEUG B avait des unités communes avec le DEUG A. Je crois que leur création était locale mais il va falloir approfondir cette question. (…) Le programme des DEUG UC était celui des DEUG classiques. Il a été découpé en unités de valeur. Les unités étaient organisées par semestre. Elles étaient organisées pour un ou deux groupes de 10 à 20 étudiants suivant l'effectif. Ils travaillaient à l’aide de fiches basées sur une pédagogie par objectifs. Ces fiches étaient élaborées par certains collègues et simplement utilisées telles quelles par les autres. Pour les disciplines expérimentales, les TP pouvaient être regroupés pendant les vacances. Les étudiants passaient les unités une par une.
Chaque unité était validée par les enseignants impliqués dans cette unité. Il n’y avait pas de compensation entre elles, sauf éventuellement au moment du jury global, dans le cas où un étudiant pouvait avoir son diplôme de DEUG sous réserve de l’obtention d’une unité pour laquelle les résultats obtenus étaient tangents. Le diplôme de DEUG était attribué par le jury global qui était interdisciplinaire. Ce jury se réunissait une fois l’an, en fin d’année. Ce dont je me souviens, c’est que l’on pouvait discuter avec les étudiants et leur expliquer pourquoi ils n’avaient pas réussi à obtenir leur unité. Les étudiants n’avaient pas le choix des unités, car selon le DEUG choisi, ils devaient acquérir certaines unités. L’enseignement était organisé en fonction de leur contenu. Il y avait une progression dans les unités. Alors que les DEUG classiques devaient être obtenus en trois ans maximum, les DEUG UC avaient bénéficié d’une dérogation de la part du ministère pour que leur durée soit prolongée au-delà de trois ans. Le problème avec les DEUG UC est qu’il fallait trouver des enseignants volontaires acceptant de travailler à des heures inhabituelles. Il y avait des enseignements, non seulement les samedis matin et après-midi, mais aussi le soir, de 18h à 21h, pendant les fermetures des bâtiments. D’ailleurs, il a fallu intervenir auprès du secrétaire général Honoré qui ne voulait pas laisser ouverts les bâtiments pendant ces créneaux horaires par mesure de sécurité. Pour cette raison, de nombreux enseignements ont eu lieu au CUEEP dans les bâtiments provisoires, car le CUEEP avait obtenu une dérogation pour assurer le soir des formations continues. Cependant le travail à faire était loin d’être désagréable, aussi bien pour les enseignants que pour les étudiants. Les enseignants y rencontraient des étudiants motivés. Quant aux étudiants, ils sentaient bien qu’ils pouvaient, sans retenue, poser des questions. Dans chaque unité, l’enseignement était vraiment personnalisé. En 1997, quand je suis partie en retraite, les DEUG UC fonctionnaient encore. Ils ont dû disparaître avec la réforme LMD (Licence Master Doctorat). »

On pourra trouver une présentation détaillée des expériences pédagogiques réalisées à l’USTL dans le document suivant, à paraître, www.pedagogiesXXX.fr.

La mise en place de la formation continue

La genèse du CUEEP


André Lebrun est le promoteur des actions de formation continue à l’USTL. En février 1968, il crée le Centre université économie d’éducation permanente (CUEEP), qui deviendra une UER dérogatoire en 1971, puis un Institut. Pour la création du CUEEP, André Lebrun s’appuie sur tout un réseau : Maurice Hannart (président du CNPF du Nord-Pas-de-Calais), Maurice Habart (responsable du patronat textile de Roubaix-Tourcoing), le recteur Debeyre, André Glorieux (responsable de la CFDT pour le Nord-Pas-de-Calais), comptent parmi les principales chevilles ouvrières. Très tôt, le directeur André Lebrun s’entoure d’un conseil d’administration quadripartite : pouvoirs publics, syndicats patronaux, syndicats de salariés, personnels du CUEEP.
Elisabeth Charlon, ancienne directrice du CUEEP : « Connaissant Lebrun, je dirai qu’il y a certainement eu un temps de travail qui était, je ne dis pas hors de toute institution, mais peu formalisé. Le CUEEP était en gestation avant 1968, il a été créé dans l’esprit de 68. L’esprit de 68 a abouti, en 1971, à la loi sur la formation professionnelle continue, qui faisait passer, en trahissant un peu l’esprit, de la formation permanente et de l’éducation populaire, à ce qui est devenu la formation professionnelle continue. Et tout cela, dans l’esprit des accords de Grenelle, c’est bien la suite de 68. Donc ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que Lebrun aurait eu une espèce de vision anticipatrice d’un problème important pour la région Nord-Pas-de-Calais. »
On ne peut pas parler de la création du CUEEP sans évoquer le contexte historique, économique et social. Elisabeth Charlon poursuit : « Dans ce contexte-là, on avait des acteurs qui étaient bien conscients d’une situation du Nord-Pas-de-Calais assez dramatique, notamment des catégories modestes, des catégories ouvrières. Le leitmotiv de Lebrun, c’était : "Notre région, c’est celle dans laquelle les échecs scolaires sont les plus nombreux, et où le pourcentage des diplômes de niveau 5, c’est-à-dire CAP, est le plus faible". Il y avait aussi un contexte économique annoncé comme catastrophique, la fermeture des Houillères était programmée, et puis c’étaient les premières déconfitures du textile, qui n’ont fait que croître. »

Les premières actions


Elisabeth Charlon reprend : « Il y aura toujours, chez André Lebrun, la volonté d’implanter des actions sur le terrain pour les bas niveaux, puis de monter en niveau avec l’examen spécial d’entrée à l’université (ESEU) et les formations universitaires, afin d’accompagner la montée en qualification de la Région. Les premières actions sont faites à des niveaux infra-universitaires, ce sont les deux "actions collectives de formation" dans les Houillères, à Sallaumines-Noyelles, et dans le textile, à Roubaix-Tourcoing.
Résumons : il y a un homme ayant une capacité à fédérer, une prise de conscience régionale, et surtout une opportunité, une époque où Lebrun, partant au ministère, revient avec des postes et des moyens. Disons aussi qu’il s’est inspiré de façon très astucieuse d’un exemple, celui de Bertrand Schwartz et ses actions collectives de formation de Briey-Merlebach. Dans le bassin minier, le choix d’une action collective de formation qui est fait tout de suite, c’est celui des Houillères. On ne cherche pas d’autres entreprises auxquelles s’associer. L’objet de la reconversion, c’est les Houillères. Donc Lebrun, avec beaucoup d’audace, prend contact avec les Mines et récupère comme cela des personnels. »

Un universitaire hors norme


Elisabeth Charlon poursuit : « Le mythe Lebrun sur le CUEEP et la formation professionnelle continue est ancré dans son histoire personnelle. J’ai toujours entendu dire : André Lebrun, fils d’ouvrier agricole, ayant fait des études, je ne dis pas par raccroc, mais à la force du poignet, gardait en tête cette idée qu’il y avait des pépites qui restaient incrustées dans les profonds labours du Nord-Pas-de-Calais ou dans les ateliers des mines ou du textile.
S’ajoutait à cela, mais il le taisait généralement, son militantisme catholique. On est bien dans l’idée de l’éducation populaire, parce que si des mouvements catholiques, ou chrétiens en général, ont été actifs dans cette période-là, c’est bien en matière d’éducation permanente et d’éducation populaire. Avec la JEC, la JOC, la JAC, le MRJC, le militantisme syndical agricole d’une façon générale, il y avait des passerelles. Et donc Lebrun recrutait des gens de ces milieux.
Lebrun savait aussi mobiliser des gens insatisfaits de là où ils étaient, des gens qui sont très importants dans une construction sociale et que les sociologues appellent "marginal sécant". Un marginal sécant, c’est quelqu’un qui a une origine et une identité bien affichées, mais qui ne se plaît pas ou qui est à la marge du milieu dans lequel il est, et qui cherche à nouer des alliances ou des passerelles avec d’autres mondes. Lebrun a eu beaucoup de comportements de cette nature : il allait chercher des gens qui n’étaient pas bien là où ils étaient, mais qui étaient très bien pour lui. »
Elisabeth Charlon souligne « la capacité d’André Lebrun à créer des équipes, auxquelles il faisait ensuite une entière confiance, des équipes de gens hétéroclites du point de vue institutionnel et du point de vue des parcours universitaires, mais qui de fait avaient une fonction prioritaire pendant un moment au moins. Lebrun possédait cette qualité exceptionnelle de faire travailler ensemble des personnes que lui seul choisissait, en espérant que la mayonnaise allait prendre, et, globalement, les mayonnaises prenaient. »

André Lebrun est un universitaire hors norme, et particulièrement efficace, comme en témoigne Michel Feutrie, sociologue : « En 1974, je suis plus particulièrement l’action de formation de Sallaumines, et Serge Evrard celle de Roubaix-Tourcoing. Comme Sallaumines fonctionne bien, nous formulons ensemble le projet de partir tous les deux pour développer le centre de Roubaix-Tourcoing. Je propose cela à Lebrun, qui répond : "Non, je n’ai pas du tout pensé à cela pour vous. Vous allez ouvrir Calais." Il n’en a jamais parlé auparavant ! Il décroche aussitôt son téléphone et il prend des rendez-vous. En une journée, nous rencontrons le patronat, les syndicats, Marcel Deboudt directeur du CSU de Calais, Pierre Théry chef du département Génie électrique de Calais (IUT de Béthune), et la mairie de Calais. Tout cela en une journée ! Et nous voilà partis pour développer Calais. Je m’y installe en 1974, et j’ouvre Dunkerque l’année suivante. »

Le Contrat d’assistance initiale


En 1972, l’USTL obtient du Ministère un Contrat d’assistance initiale. Un service de formation continue est alors implanté sur le campus, il est dirigé par Marc Montel, jusqu’à ce que ce service soit repris par le CUEEP. Le DUT pour adultes est créé. Parallèlement, le CUEEP élargit ses interventions au niveau universitaire tout en restant implanté à Lille.
Elisabeth Charlon précise : « Parallèlement à la création du CUEEP, Lebrun met en place le Contrat d’assistance initiale, qui est le développement de ce qu’on n’appelle pas encore la "formation tout au long de la vie", mais donne la possibilité à des salariés, en utilisant le congé individuel de la loi du 7 juillet 1971, de reprendre des études et de parvenir à se hisser à des emplois ou des fonctions qui, de par leur origine sociale et leur origine scolaire ou universitaire, ne leur sont absolument pas promises. Ce contrat est passé entre le ministère et l’université. Mais celui qui le met en œuvre, c’est Lebrun et le CUEEP. »

Le SUDES


Michel Feutrie explique pourquoi, au début des années 1980, l’équipe de direction de l’USTL, et notamment Jean Cortois et Alain Dubrulle, décide de recréer un service universitaire de formation continue, impliquant toutes les composantes de l’université. Elle le charge de faire aboutir ce projet. C’est ainsi qu’il met en place le SUDES (Service universitaire de développement économique et social), un service qui ouvre en 1986 et dont il est le premier directeur. Des négociations s’engagent alors avec le CUEEP et son directeur, Joseph Losfeld, pour le partage des moyens. Le développement du SUDES contribue à faire évoluer favorablement le regard porté par les universitaires lillois sur la formation continue.

Elisabeth Charlon : « Derrière la création du SUDES, il y a eu des tractations d’ordre politique, au sens universitaire du terme. Il y avait des ego à satisfaire et des ego à faire taire. Tout ce qui semble aujourd’hui provenir du SUDES existait déjà avant. Il n’y aurait jamais eu de DUT le samedi matin ou en soirée, ainsi que des licences et des maîtrises ouvertes aux adultes, si les composantes de l’université n’avaient pas déjà été associées. C’est le CUEEP qui en est à l’origine. Tout cela existait déjà avant la création du SUDES mais, c’est vrai, cela a pris une autre ampleur et s’est structuré. Mais ce n’est pas le SUDES qui l’a inventé. »

Activité syndicale et rôle des syndicats

Jean Gadrey, mathématicien et économiste : « Je deviens secrétaire local du SNESup vers 1973 à la suite de Jo Losfeld, après avoir été trésorier pendant deux ans. Je reste secrétaire jusqu’à la fin des années 70. Le fait que je sois à la fois proche des matheux et proche des économistes les plus engagés, y compris dans la défense de leur statut, notamment pour les assistants non-titulaires, a pu jouer. Et puis, comme c’est l’époque de la lutte entre les proches des communistes et les proches des gauchistes, et comme je suis proche des communistes qui gagnent provisoirement la partie… Tout cela peut expliquer pourquoi je suis devenu secrétaire.
C’est d’un dynamisme formidable, il y a 220 syndiqués, il y a parfois des amphis de 100 personnes aux réunions syndicales. Le SNESup joue un rôle important chaque fois qu’il y a des mobilisations, par exemple la défense de Nabil el Haggar. Il y a des débats internes, parfois houleux, mais en général de bonne qualité humaine. Les représentants du SNESup au conseil d’université, souvent majoritaires, font et défont les présidents. En tant que secrétaire, je passe beaucoup de temps à préparer et à tenir des réunions, à rencontrer les représentants de l’université, à rencontrer les autres syndicats, à rédiger des tracts, c’est ma première activité de rédaction de texte ! »

Gérard Coeuré, mathématicien : « Je suis arrivé à l’USTL en 1975. Dès 1976, Daniel Lehmann m’a demandé de prendre sa succession à la direction de l’UER de mathématiques. La vie universitaire à Lille 1 était très différente de celle de mon université d’origine, Nancy. La vie démocratique, héritage des idées post 68, y était foisonnante, quoique assez désordonnée. Par exemple, les recrutements d’enseignants-chercheurs étaient, de fait, décidés par le conseil d’UER dont les réunions étaient ouvertes.
J’ai été membre du Conseil d’université à partir de 1978. Lille 1 avait la réputation, justifiée, d’être de gauche avec, en particulier, deux présidents successifs, Jean Cortois et Michel Migeon. Ils ont succédé à Jacques Lombard qui, s’étant embarqué dans un projet délirant de rénovation du campus, avait dû démissionner. Lombard travaillait pratiquement seul, il n’y avait pas d’équipe de direction, ou très peu. Avec lui, il y a eu une rupture dans la manière de faire par rapport à l’équipe mise en place par Michel Parreau, à qui il avait succédé. La succession de Lombard a donné lieu à moult tractations entre les syndicats. Le SNESup, c’est-à-dire Cortois, a été l’artisan du départ de Lombard. Quant à Migeon, lui aussi impliqué dans ce départ, la fonction lui plaisait ; il avait les qualités pour cela, il savait discuter, c’était un enseignant ouvert...
Je participais, avec un certain plaisir, aux joutes entre la direction de l’université et son opposition. J’ai découvert un groupe de pression de l’université catholique de Lille, très structuré. "Là, c’est la Catho qui parle", disait Cortois. L’importance de Cortois dans le Conseil était évidente. Il y avait également un sociologue parisien, un ancien de normale sup, patron de notre secrétaire de cellule Delecroix (lequel était du CNRS), "alter ego" de Cortois, à savoir Michel Simon. Dans le Conseil de cette époque, il y avait un seul représentant de rang A de l’UER de math. Celui qui représentait l’UER avant moi était Lehmann, il n’y jouait aucun rôle car il n’était pas intéressé ; il était énervé par les joutes orales, et passait son temps à y faire des maths. »

Bernard Delmas, économiste : « Au début des années 1970, la section syndicale SNESup de l’université avait tellement grossi qu’il a fallu créer des sous-sections d’UER. Dans la sous-section de sciences économiques et sociales, les responsabilités de secrétaire et de trésorier passaient alternativement d’Henri Philipson à moi-même. Les sous-sections jouaient un rôle important. Les votes pour le congrès se faisaient par sous-sections. Il pouvait éventuellement y avoir des conflits dans la mesure où l’on trouvait que les scientifiques des sciences dites dures étaient mieux traités que nous. Notre sous-section pouvait compter une trentaine d’adhérents. Nous nous réunissions assez souvent, une fois par quinzaine ou par mois.
Nous étions assez actifs sur différents plans, aussi bien dans la gestion de la fac que sur des questions générales. Le trio qui faisait tourner la sous-section, c’étaient Henri Philipson, Franck Van de Velde et moi. La sous-section participait aux manifs du 1er mai, aux grandes opérations régionales sur l’emploi, à différentes actions intersyndicales. Nous participions au conseil d’université en tant qu’élus des enseignants de l’UER de sciences éco et sociales. Nous participions aux commissions de l’université. Longtemps j’ai été membre de la commission de scolarité, on y traitait notamment les équivalences de diplômes et les problèmes des étudiants étrangers. D’autres étaient dans la commission internationale, dans la commission bâtiments, etc. Par semaine, nous avions en moyenne quatre ou cinq réunions concernant ce type d’activités. C’était donc un travail assez prenant.
C’est par le biais du syndicat que les gens sont rentrés dans les instances de l’université. Le syndicat avait une influence importante sur le fonctionnement de l’UER et de l’université. Par exemple, la question de la démission du président Lombard a d’abord été discutée en réunion syndicale. Le syndicat posait des revendications, mais en même temps la relation s’est faite par le biais de la présence des gens, et notamment des assistants, dans les instances de l’université. Aujourd’hui, on a du mal à imaginer comment les syndicats, SNESup et SGEN, ont pu structurer la vie de l’université pendant trente ou quarante ans. Maintenant, tout ceci est fini… »

L’internationalisation de la recherche

Georges Salmer, électronicien : « Jusqu’en 1975 environ, dans notre service Electronique, nous avons une vision de la recherche essentiellement nationale, sans le souci de la compétition internationale. Au début des années 1960, il y a un congrès par an : le colloque Ampère, qui porte sur la spectroscopie, la RMN, etc., c’est-à-dire nos activités alors dominantes. Pour les sujets nouveaux, comme les diodes à avalanche sur lesquelles je commence à travailler, on se renseigne en lisant la presse internationale.
Notre véritable entrée dans les congrès internationaux commence avec notre première participation à l’EMC (European Microwave Conference) en 1971. Le lancement, en 1975, des Journées Nationales Microondes, à l’initiative d’Yves Garault et Eugène Constant, constitue le point de départ d’une manifestation annuelle permettant aux industriels et labos universitaires, travaillant dans le domaine des microondes, d’échanger sur leurs activités respectives.
Donc, pendant assez longtemps, la recherche apparaît comme une activité nécessaire, mais sans plus. Une anecdote amusante : je me souviens de notre déplacement annuel à Paris pour le Salon de la Pièce Détachée (plus tard Salon des Composants Electroniques) avec, le soir, la sortie aux chansonniers ! On reste franco-français. Est-ce propre à l’électronique parce que c’est une science jeune ? Est-ce propre à Lille et à sa situation provinciale ? Il serait intéressant de voir ce qu’il en est dans les autres secteurs de l’université. »

Yvonne Mounier, vice-présidente chargée de la recherche dans la période 1987-2002, explique que le soutien aux relations internationales en matière de recherche est mis en place au début des années 1980. « Sous la présidence de Michel Migeon (1977-1982), Jean Bellet s’occupait de la recherche, Jean Cortois des personnels et moi je travaillais avec lui, en particulier sur le personnel AITOS. Et je mettais aussi en route les relations internationales. Le soutien aux relations internationales, c’était en matière de recherche. En 1979, pendant le mandat de M. Migeon, on avait quatre accords de coopération : Montréal, Wroclaw, une école de chimie à Iasi en Roumanie, et l’université Lomonossov de Moscou. A part Wroclaw, ça vivotait, il n’y avait quasiment pas d’échanges. M. Migeon a eu la bonne idée de dire qu’il fallait favoriser les mouvements, les échanges, détecter ceux qui pouvaient être les plus efficaces, et ensuite les soutenir avec une politique financière. En 1986, il y avait 26 accords de coopération, et 41 en 1991. Collaborations avec Wuhan (avec l’aide du couple Cousquer), avec le British council, avec le centre John Hopkins (USA), etc. La progression était considérable. On prenait en charge les transports, l’accueil d’un chercheur, on essayait financièrement de stimuler une politique d’échanges via des accords. J’ai fait ce travail sous le mandat de M. Migeon ; je l’ai continué sous le mandat de Jean Cortois (1982-1987), c’est Alain Dubrulle qui était alors vice-président recherche. »

La reconnaissance nationale des laboratoires de recherche

Les laboratoires associés (LA) sont créés en 1966 dans le cadre du rapprochement du CNRS avec les universités. Pierre Jacquinot, directeur général du CNRS de 1962 à 1969, déclare : « Ma première intention était de proposer des ensembles importants et structurés. C’était de créer des laboratoires associés (LA). Puis j’ai remarqué que les petites équipes (12 ou 15 personnes) avaient été oubliées. Et on a inventé les équipes de recherche associées (ERA). Mais l’idée première était de favoriser d’abord les grands ensembles. Vous savez que, dans les grandes unités, il y a toujours les avantages liés à ce qu’on appelle les économies d'échelle. » (interview de 1987 publiée dans Archives orales du CNRS).
Les laboratoires sont numérotés dans l’ordre chronologique de leur création. Nous donnons ci-dessous la liste des laboratoires lillois reconnus par le CNRS .

Les premières Équipes de Recherche Associées au CNRS (ERA-CNRS)


ERA n° 150, 1968 - R. Wertheimer, Labo de spectroscopie hertzienne (LSH)
ERA n° 15x, 1971 - M. Durchon, Labo de phylogénie des annélides
ERA n° 15x, 1971 - J. Montreuil, Labo de chimie biologique
ERA n° 184, 1973 - E. Vivier, Labo de protistologie
ERA n° 275, 1973 - J. Guillaume, Labo de microbiologie
ERA n° 303, 1973 - J. Schiltz, Labo de spectroscopie
ERA n° 374, 1973 - B. Escaig, Labo des défauts de l’état solide
ERA n° 454, 1973 - E. Constant, Centre de recherche sur les propriétés hyperfréquences des milieux condensés
ERA n° 458, 1973 - J.P. Beaufils, Labo de catalyse
ERA n° 465, 1974 - R. Fouret, Labo de physique des solides
ERA n° 466, 1974 - J. Lenoble, Labo d’optique atmosphérique (LOA)
ERA n° 503, 1974 - J.R. Tréanton ; en 1978, l’Équipe devient le Laboratoire de sociologie du travail, de l’éducation et de l’emploi (LASTREE)
ERA n° 528, 197x - Economie publique et mutations socio-économiques
ERA n° 590, 1976 - D. Lehmann, Labo de topologie et géométrie différentielle
ERA n° 658, 1976 - R. Gabillard, Ondes électromagnétiques dans le sol / Radio-propagation et électronique
ERA n° 764, 1977 - P. Celet & J. Dercourt, Géotechnique / Tectonique et sédimentation
ERA n° 771, 1981 - V. Cordonnier, Labo de recherches en architecture des systèmes informatiques
ERA n° 775, 198x - J.P. Debourse, Économie de la firme / Centre lillois d'analyse et de recherche sur l’évolution des entreprises (CLAREE)
ERA n° 997, 1982 - P. Vidal, Centre d’automatique et système homme-machine
ERA n° 1025, 1982 - M. Lucquin, Labo de cinétique et chimie de la combustion
ERA n° 1047, 1982 – A. Bart, Labo de morphogénèse animale

Les premiers Laboratoires Associés au CNRS (LA-CNRS)


Les LA-CNRS sont appelés Unités Associées au CNRS (UA-CNRS) à partir de 1984, puis les UA sont appelées Unités de Recherche Associées (URA-CNRS) à partir de 1987. Elles conservent le même code CNRS pendant cette période.

LA-UA------ n° 148, 1973 - M. Durchon, Labo de phylogénie des annélides / Endocrinologie comparée des invertébrés / Phylogénie moléculaire des annélides
LA-UA-URA n° 217, 1973 - J. Montreuil, Relations structure-fonction des constituants membranaires / Glycobiologie structurale et fonctionnelle
LA-UA-URA n° 234, 1975 - B. Escaig, Labo de structure et propriétés de l’état solide (LSPES)
LA-UA-URA n° 249, 1976 - R. Wertheimer, Labo de spectroscopie hertzienne (LSH)
LA-UA-URA n° 287, 1977 - E. Constant, Centre hyperfréquences et semi-conducteurs (CHS)
LA------------n° 288, 1977 - F. Lentacker, Flux et organisation de l’espace en Europe du Nord-Ouest (Laboflux)
LA-UA------- n°308, 1979 - J-P. Rousseau, Neurophysiologie et neurobiologie
LA-UA-URA n° 345, 1981/82 - M. Simon, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE - (LASTREE-LAST))
LA-UA-URA n°351, 1981/82 - A. Lablache-Combier, Laboratoire de chimie organique et macromoléculaire
LA-UA-URA n° 369, 1981/82 - V. Cordonnier, Labo d’informatique fondamentale de Lille (LIFL)
LA-UA n° 370, 1981/82 - P. Vidal, Centre d’automatique et système homme-machine
UA-URA n° 402, 1983/84 - J. P. Bonnelle, Labo de catalyse homogène et hétérogène
UA-URA n° 452, 1983/84 - D. Thomas, Critallochimie et physico-chimie du solide
UA------- n° 685, 1984 - A. Capuron, Labo de morphogenèse animale
UA-URA n° 713, 1984 - J. Lenoble, Labo d’optique atmosphérique (LOA)
UA-URA n° 719, 1991 - P. Celet & H. Chamlet, Tectonique / Sédimentologie et géodynamique
UA-URA n° 751, xxxx - D. Lehmann, Labo de topologie et géométrie différentielle
UA-URA n° 779, xxxx - J. Schamps, Molécules diatomiques/Dynamique moléculaire et photonique
UA-URA n° 801, xxxx - R. Fouret, Laboratoire de dynamique et structure des matériaux moléculaires
UA-URA n° 837, xxxx – R. Gabillard, Ondes électromagnétiques dans le sol / Laboratoire de radio-propagation et électronique (LRPE)
UA-URA n° 876, xxxx - L-R. Sochet, Labo de physicochimie des processus de combustion
UA-URA n° 936, xxxx - J.P. Debourse, Economie de la firme : vie des firmes en longue période / Centre lillois d’analyse et de recherche sur l’évolution des entreprises (CLAREE)

Les premières Fédérations d’Unités associées au CNRS (FU-CNRS)
Les Fédérations d’Unités (FU), appelées Fédérations de Recherche (FR) à partir de 1994, sont créées par convention passée entre le CNRS et le ou les organismes d’appartenance des unités concernées, signée par le Délégué régional (1992-1994), puis le Directeur général. Ces fédérations regroupent principalement, en totalité ou en partie, des unités et structures diverses relevant du CNRS ou d’autres organismes.
FU n° 3, 1984-86, l’Institut fédératif de recherche sur les économies et les sociétés industrielles (IFRESI (CLERSE)) devient FR n°1769 à partir de 1994.

Les données ci-dessus sont tirées :
- de l’annexe au compte rendu N° 6, en date du 26 avril 1974, du Conseil scientifique de l’USTL, en dépôt aux Archives départementales, cote 3268 W 30 ;
- de l’annuaire de La recherche à l’université des sciences et techniques de Lille, édition de 1984, exemplaire en dépôt à l’ASA ;
- des dossiers de laboratoires du CNRS en dépôt aux Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine) : dossiers de labos en sciences mathématiques et physiques théoriques, en sciences chimiques, en sciences biologiques, des instituts des sciences de l’ingénierie et des systèmes et des sciences de l’informatique et de leurs interactions, en sciences humaines et sociales.

Le LASIR, première création d’un Laboratoire propre du CNRS

Michel Delhaye raconte : « La disparition brutale de Marie-Louise Delwaulle en juillet 62 ébranle le laboratoire. Après une période d’incertitude, c’est moi qui prends la direction. A la recherche de moyens pour développer le labo, la "bande des quatre" (Delhaye, Bridoux, Migeon et Wallart) demande une entrevue à Pierre Aigrain, responsable de la DGRST, pour lui proposer un projet innovant de construction d’un spectromètre Raman capable de concurrencer les deux appareils étrangers présents sur le marché. Aigrain accepte d’examiner ce projet dans le cadre d’une "Action concertée" à condition qu’il soit réalisé avec un partenaire industriel. Celui-ci étant trouvé (Edouard Da Silva, société CODERG), une collaboration acharnée se met en place pour concevoir et fabriquer avec succès le premier spectromètre Raman français. La vocation instrumentale de l’équipe est née. Une collaboration suivie avec la société CODERG s’installe et permet au labo de disposer gracieusement d’instruments performants pour conduire ses travaux de recherche et acquérir ainsi une reconnaissance scientifique internationale.
C’est alors que le CNRS s’aperçoit que des Lillois, qui n’existent ni localement ni nationalement, ont un rayonnement international important. En 1974, Jean Cantacuzène, directeur scientifique de la chimie, décide de mettre fin à cette situation. Suite au départ en retraite de Mlle Josien, directrice du laboratoire CNRS de Thiais, il me propose de prendre la direction d’un nouveau laboratoire propre du CNRS, regroupant le laboratoire de Thiais, spécialisé en infrarouge, et celui de Lille, dédié à la spectrométrie Raman. C’est l’acte de naissance du LASIR (Laboratoire de Spectrochimie Infrarouge et Raman), dont la composante lilloise est dirigée par Francis Wallart. »

Le LSPES, première création d’un Laboratoire associé au CNRS rattaché à l’UER de Physique

Bertrand Escaig, physicien, en retrace l’histoire : « À l’époque de la création du Département de Sciences des Matériaux de l’EUDIL, les contours de la Science des Matériaux n'étaient pas encore bien définis ni au sein de la communauté scientifique universitaire ni au CNRS. Comme J.P. Beaufils voulait lancer les matériaux et que J. Paquet, D. Froelich et moi-même étions enseignants dans deux des départements de l’EUDIL, celui de Génie Civil et celui de Sciences des Matériaux, il nous a réunis pour nous inviter à mener une collaboration. Pour développer les recherches dans le domaine des matériaux au sein d’une unité de recherches compétitive bien équipée, l’ERA 374 était une structure trop petite. Je savais, de par mes contacts au CNRS et à la DGRST, que pour devenir laboratoire associé il me fallait rassembler un nombre de chercheurs plus important et atteindre une masse critique.
Par ailleurs, j’avais des contacts avec Robert Chabbal, alors directeur scientifique au CNRS pour les sciences physiques, que j’avais connu à Orsay où il était Professeur depuis 1965. D’ailleurs, lors de ma venue à Lille, j’avais déjà pris contact avec lui. Il faut rappeler qu’à l’époque (1973-1975), le premier choc pétrolier avait déjà mis en avant la vertu des énergies nouvelles et des nouveaux matériaux qui allaient avec, ce qui interpellait le CNRS et le mettait en appétit de toutes recherches pouvant sous-tendre ce domaine.
J’ai donc discuté avec J. Paquet et D. Froelich, dans le droit fil de notre rencontre à l’EUDIL sous la houlette de J.P. Beaufils, de l’opportunité qui nous était offerte, sous couleur des matériaux nouveaux, de constituer un laboratoire innovant qui aurait le vent en poupe en collaborant sur l’étude des roches et des polymères au sein d’une même équipe, atteignant la masse critique nécessaire. J. Paquet et D. Froelich, eux-mêmes en demande de soutien du CNRS, ont trouvé l’idée séduisante et se sont déclarés partants.
Je suis donc retourné voir Robert Chabbal, lequel était ravi de développer à Lille une telle équipe vers ces nouveaux horizons. Il m’a dit qu’il allait nous aider. Il m’a indiqué qu’au Centre CNRS des Hautes Pressions de Bellevue, il y avait un prototype de machine de déformation sous pression de confinement de gaz argon et à haute température (plus communément "presse Médée") dont ils ne faisaient pas grand-chose, presse dont rêvent les géologues pour connaître le comportement des roches profondes, et qu’il allait le faire transférer à Lille. Il avait l’idée d’aller beaucoup plus loin mais il ne voulait pas faire du béton, préférant acheter des équipements plutôt que faire des murs. Il ne fallait donc plus faire de nouvelle construction. L’avenir allait montrer que ce n’était peut-être pas une très bonne idée, mais c’était comme ça.
Dans cette dynamique, le Laboratoire de Structure et Propriétés de l’État Solide (LSPES) a été créé puis labellisé Laboratoire Associé au CNRS (LA 234) le 1er janvier 1975, avec l’idée d’en faire plus par la suite, peut-être un Labo propre du CNRS. Outre la "presse Médée", le labo a eu un crédit exceptionnel pour acheter un générateur de R.X. à anode tournante pour la méthode de Lang développée par Jean Di Persio et a pu faire l’acquisition de deux machines de déformation hydraulique MTS.
Ces équipements soulignaient l’idée de Robert Chabbal, futur directeur général du CNRS (1976-1979), de faire du LSPES un labo important dans le domaine de la physique du solide et des matériaux à Lille, pluridisciplinaire, s’appuyant sur une école d’ingénieurs, l’EUDIL. Dans ces conditions, l’ERA 374 s’est transformée en LA 234 sans difficulté, c’était une opération de décentralisation en quelque sorte. C’était aussi un engagement fort du CNRS, car en 1973 le CNRS comptait deux fois moins de LA que de ERA. Le LSPES devenait ainsi la première création d’un Laboratoire associé au CNRS rattaché à l’UER de Physique. »

L’essor de la recherche mathématique

Daniel Lehmann est, sans conteste, l’un de ceux qui ont ouvert la voie à la géométrie et à la recherche mathématique à Lille. Lehmann est considéré comme un spécialiste des classes caractéristiques. Intéressé par l’homotopie rationnelle que développent, dans les années 1970, Dennis Sullivan et Stephan Halperin, il l’introduit à Lille, invite Halperin, ouvre un fameux séminaire sur ce thème et prend l’initiative de multiples rencontres de mathématiciens à Lille, Luminy, Valenciennes, Louvain-la-Neuve. Yves Félix et Jean-Claude Thomas se feront particulièrement remarquer dans ce domaine des mathématiques.
Jean-Claude Thomas précise : « Daniel Lehmann crée le premier laboratoire reconnu (URA CNRS) en géométrie et topologie à Lille. L’équipe initiale est constituée de Daniel et Josiane Lehmann, Marie-Hélène Schwartz, Yvette Kosmann, Jean-Paul Brasselet, Bernard Callenaere et Jean-Claude Thomas. Micheline Vigué-Poirrier, chercheur au CNRS, arrivée à Lille en 1971, prépare à l’époque sa thèse avec Sullivan puis Halperin, elle se rattache peu après à cette équipe.
Lehmann s’intéresse alors aux classes caractéristiques secondaires, en particulier à la théorie de Chern-Simons qui est actuellement très utilisée en physique théorique. L’autre classe caractéristique secondaire est l’invariant de Godbillon-Vey qui est relié à la théorie des feuilletages. Aux journées exotiques que Lehmann organise à Lille, Claude Godbillon est présent. La théorie des feuilletages est alors le domaine de pointe de la topologie différentielle, en particulier l’étude qualitative des structures feuilletées initialisée par Reeb.
Gilbert Hector est un élève de ce dernier. Encouragé à candidater par Lehmann, Hector arrive à Lille en 1973. L’arrivée d’Hector, puis celles d’Yves Carrière, Vlad Sergiescu et Etienne Ghys renforcent le poids scientifique de l’URA. Il faut reconnaître que l’opinion des autres membres de l’UER sera plus favorable à l’URA dès lors que le CNRS donnera le feu vert pour que nous puissions y intégrer une équipe d’analyse puis une partie de l’algèbre. »
Lehmann a eu l’idée de faire venir des normaliens suivre le DEA de Lille pour le conforter. A l’époque, la recherche n’est bien organisée que sur Paris, c’est désormais une pratique devenue courante d’envoyer des normaliens dans les équipes de recherche de province. C’est ainsi qu’en 1976 deux normaliens viennent à Lille, dont Etienne Ghys, né dans la région. Après son DEA, Ghys travaille sur les feuilletages, et il est attaché puis chargé de recherche au CNRS avant de partir en 1987 comme directeur de recherche au CNRS à l’ENS de Lyon. Il obtiendra la médaille d’argent du CNRS en 1991.

À l’origine de l’IEMN

Le lecteur peut s’étonner que le sujet de la gestation de l’IEMN, un Institut créé en 1992, soit traité dans cette publication consacrée à la mémoire des années 1960-1980. C’est pourtant ce qu’invite à faire Eugène Constant, acteur principal du projet IEMN, dans les deux interviews qu’il nous a données. Il faut souvent remonter loin dans le temps pour comprendre pleinement la genèse et le développement des productions scientifiques et techniques, des laboratoires et des institutions. Cependant, nous nous limiterons ici aux dernières étapes du processus.
L’IEMN est l’Institut d’électronique et microélectronique du nord, rebaptisé ensuite Institut d’électronique, microélectronique et nanotechnologie. La fusion-création de l’IEMN, opérée officiellement le 1er Janvier 1992 entre trois laboratoires CNRS rattachés à l’université de Lille 1, à l’université de Valenciennes et à la Catho de Lille, n’est pas uniquement le résultat d’un rapprochement imposé plus ou moins artificiellement mais il est, avant tout, la concrétisation d’affinités préexistantes très anciennes. Les principaux protagonistes de la fusion ont été Eugène Constant pour le Centre hyperfréquences et semi-conducteurs (CHS), Christian Bruneel pour le Laboratoire d’opto-acousto-électronique (LOAE) et Michel Lannoo pour l’ISEN. E. Constant en a été le chef de file et c’est lui qui a été la cheville ouvrière de toutes les négociations avec les différents organismes institutionnels d’État et les collectivités locales. La notoriété acquise avec le CHS au cours des décennies précédant 1990 lui a été d’un grand appui. Dans ce rôle moteur, il met en avant le développement que le CHS a pu atteindre grâce à la cohésion de la bande des "quatre mousquetaires" formée avec ses compagnons de la première heure : Yves Leroy, Ladislas Raczy et Georges Salmer.
C’est un parcours semé d’embûches que cette création de l’IEMN. E. Constant les raconte avec le recul qu’il a pu acquérir depuis 1992. Il livre quelques réflexions sur ce qui pouvait motiver favorablement ou défavorablement ses interlocuteurs institutionnels. Un élément très important revient de manière récurrente tout au long de l’interview, c’est que pour parvenir à mettre sur pied un grand labo, et assurer sa pérennité, il faut non seulement avoir un palmarès de découvertes saillantes mais aussi savoir les valoriser en les faisant largement connaître et en allant le plus loin possible dans des retombées pratiques marquantes.
Avec, pour conclusion implicite, que la réussite des grandes formations de recherche nécessite de disposer à la fois de grands scientifiques et de grands communicateurs. Ces deux types de profils ne coexistant que rarement dans la même personne, on comprend, dès lors, l’importance que peut revêtir le fait que des hommes "relais" efficaces, issus de Lille 1, aient pu être au fil du temps placés aux différents niveaux institutionnels de décision. Outre l’IEMN, plusieurs autres grandes formations de recherche de notre université en sont aussi des exemples instructifs.

Après avoir rencontré Eugène Constant, nous avons eu un entretien avec Jean Bellet. Celui-ci a participé à la création de l’IEMN en tant que conseiller scientifique du président du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, Noël Josèphe. Plus précisément, Jean Bellet a cherché à concrétiser l’engagement du ministre de la Recherche et de la Technologie, Hubert Curien, sur deux gros projets régionaux. Jean Bellet raconte : « Maintenant, il me faut monter les deux gros projets. J’ai bien une première idée, c’est Eugène Constant. Je vais voir le directeur du CNRS, le biologiste François Kourilsky. Lui, il a une tout autre idée, il veut un gros institut de biologie dans le nord. Je rencontre Dominique Stéhelin, quelqu’un de brillant ; il me dit que cela ne l’intéresse pas, et je comprends qu’il ne montera jamais le projet. Il n’est pas encore remis de sa déception d’avoir manqué le prix Nobel. Après Stéhelin, je vais voir Eugène Constant. Je lui explique l’enjeu et la dimension du projet. Constant, c’est quelqu’un qui sait écouter. Il me dit "pourquoi pas". Je lui dis : "tu peux le monter ?", il me répond "oui". Il a le bon réflexe d’y associer tous les partenaires régionaux, et on a très vite un projet. Il sait entraîner toute son équipe dans l’aventure. Monter un institut comme l’IEMN, ce n’est pas comme construire une ligne de TGV. C’est ce que j’explique aux élus de la Région. Non seulement il faut la volonté et les crédits, mais il faut aussi et avant tout un leader et une équipe. En électronique, on les a ; en biologie, l’équipe n’existe pas.
Donc, je me retrouve avec ces deux projets. Pour Constant, je n’ai pas de problème ; avec Stéhelin, c’est autre chose. Je vais voir le directeur de l’Institut Pasteur de Lille, qui me dit : "je ne sais pas le raisonner, il n’y a pas moyen". Ensuite, je rencontre de nouveau François Kourilsky avec Christian Bataille, vice-président du Conseil régional. Kourilsky nous dit qu’il veut l’Institut de Biologie, mais qu’il n’a pas assez de moyens pour financer les deux projets. On lui dit que l’argent, on va le trouver. C’est là que la Région double les crédits recherche pour avoir une masse financière conséquente. Le doublement des crédits recherche est voté à l’unanimité par l’Assemblée plénière. Droite et gauche sont d’accord pour cette politique de recherche.
Malgré cela, la bataille n’est pas gagnée. Kourilsky ne veut pas trop parler de microélectronique, mais de notre côté on pense que, dans l’état des choses, c’est plus sûr avec Constant qu’avec la biologie. Sous l’impulsion d’Eugène Constant, cela progresse bien et j’ai une rencontre avec le directeur du département scientifique SPI du CNRS. C’est un homme qui n’est pas parisien et c’est une bonne chose pour nous. En effet, il y a de la concurrence pour réclamer un Institut de Microélectronique. On me dit plus d’une fois en privé que "créer un tel Institut dans le désert nordique c’est de l’argent perdu". Ce n’est pas le point de vue du directeur du SPI, qui connaît Eugène Constant et qui soutient le projet.
On me dit alors qu’il faut rencontrer le secrétaire général du directeur du CNRS, parce qu’il peut bloquer l’argent. J’y vais avec Christian Bataille et le directeur du département SPI. La réunion est épique, le secrétaire général nous prend de haut. Je saurai plus tard que l’argent que le CNRS mettra sur l’IEMN est déjà prévu pour un autre projet sur Orsay et le secrétaire général n’a pas du tout envie de reporter l’opération d’Orsay. Il prétend que c’est de l’argent perdu s’il est affecté au projet IEMN. Alors Christian Bataille, qui me pousse du coude en me disant ce qu’il pense du personnage, me demande s’il peut intervenir. Je lui dis que oui. Et Bataille qualifie alors le secrétaire général de "colonialiste" et d’autres noms du même genre, comme il sait si bien le faire. Le secrétaire général, qui n’a jamais été malmené comme cela de toute sa carrière, met fin à la réunion. Outre cet épisode malheureux, il y a d’autres oppositions à notre projet, qui émanent de Grenoble et d’Orsay. »

Epilogue

On l’a dit, l’IEMN tire son origine des recherches effectuées dans plusieurs laboratoires au cours des années 1960 et 1970. On peut aussi se demander ce que sont devenus les autres laboratoires associés au CNRS dans les années 1970, et ce que leur doivent les unités mixtes de recherche (UMR) qui sont aujourd’hui les composantes élémentaires du partenariat avec le CNRS. Dans quelle mesure le retard de la région Nord-Pas-de-Calais en matière de recherche a-t-il été comblé ? Quels sont les modes de structuration de la recherche après 1980 et peut-on évaluer leur efficacité ? En même temps, comment ont évolué les formations et dans quelle mesure ont-elles permis de remédier au sous-développement scolaire et culturel criant de notre région dans les années 1960 et 1970 ? Il serait souhaitable qu’un travail analogue à celui qui est présenté ici soit entrepris sur une période plus longue allant au moins jusqu’au début des années 2000. Parmi la soixantaine de témoignages recueillis à ce jour, certains fournissent déjà des éléments de réponse. Mais il conviendrait d’entreprendre la réalisation de nouveaux entretiens, plus ciblés, afin de répondre à ce genre de questions.

Cet aperçu des entretiens tente de retracer, dans ses grandes lignes, le développement de la faculté des sciences et de l’université de Lille 1 dans les années 1960 et 1970. Comme il est fondé essentiellement sur des témoignages d’acteurs ayant connu cette période, il renseigne autant sur les personnels universitaires – leurs us et coutumes, leurs modes de pensée, leurs façons de faire – que sur l’université elle-même. La multiplicité et la diversité des regards et des opinions des acteurs sur les expériences qu’ils ont vécues nous sont apparues nécessaires si nous voulons approcher d’une expression authentique de la mémoire collective du passé, et même, pourquoi pas, arriver à reconstituer des fragments de la vérité historique.

[Note. Le dernier exemplaire paru des Annales de l’Université de Lille concerne le « Rapport général sur la situation de l’université pendant l’année scolaire 1964-65 ». Les raisons de cet arrêt ne sont pas connues, mais la construction, l’installation des nouvelles facultés et les événements de mai 1968 ne doivent pas y être étrangères. Les archives des facultés ne se limitent pas à ces Annales, mais ces dernières les structuraient et en donnaient une vue assez exhaustive. Les déménagements et le peu de souci des archives des années soixante ont entraîné des pertes. Le groupe Histoire de l’ASA, pour pallier ces pertes d’archives papier, a entrepris la recherche de la mémoire orale des témoins de l’époque post 1960. C’est ainsi qu’a été créé le Groupe Mémoire Orale (GMO) courant 2012].

Annexe

Les personnes interviewées et celles qui ont réalisé l’interview et la transcription
Abt Agnès, interviewée par J. P. Sawerysyn et B. Belsot
Bellet Jean, interviewé par J. Crampon et Y. Mounier
Belsot Bernard, par J. P. Sawerysyn et Y. Crosnier
Billard Jean, par C. Duprez
Biskupski Gérard, par J. P. Sawerysyn et Y. Mounier
Borne Pierre, par G. Salmer et Y. Crosnier
Bourgain Jean, par B. Pourprix et J. Duveau
Brezinski Claude, par B. et M. T. Pourprix
Celeyrette Jean, par M.-T. Pourprix
Cerf Claude, par P. Louis et Y. Crosnier
Chamontin Maurice, par M. T. et B. Pourprix
Charlon Elisabeth, par M. T. et B. Pourprix
Coeuré Gérard, par J. Parreau et N. Hanoune
Constant Eugène, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Constant Eugène (sur la création de l’IEMN), par Y. Crosnier et B. Pourprix
Cordellier Florent, par M.-P. Quétu et J. Losfeld
Cordonnier Vincent, par M.-P. Quétu et J.-P. Sawerysyn
Corsin Paule, par Y. Mounier et J. Parreau
Cortois Jean, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Coulon Roger, par J. P. Sawerysyn
Debray Henri, par B. Pourprix
Delhaye Michel, par J.-P. Sawerysyn
Delmaire Marie-Madeleine, par A. Barré et F. Gugenheim
Delmas Bernard, par B. Pourprix et J. Duveau
Des mathématiciens, par M.-T. Pourprix
Dewailly Jean-Michel, par A. Barré et F. Gugenheim
Dhalluin Chantal, par J. P. Sawerysyn et et B. Belsot
Doukhan Jean-Claude, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Drieux Baudoin, par G. Salmer et Y. Crosnier
Dubois Henri, par Y. Crosnier et J. P. Sawerysyn
Duriez Bruno, par Francis Gugenheim et B. Pourprix
Escaig Bertrand, par J. Crampon
Feutrie Michel, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Fontaine Hubert, par B. Pourprix et Y. Crosnier
Gadrey Jean, par J. Duveau et B. Pourprix
Gosselin Gabriel, par B. Pourprix et J.-M. Stiévenard
Hecquet Gérard, par P. Louis et M. T. Pourprix
Jean Raymond, par Y. Mounier et B. Pourprix
Kergomard Claude et Alain Barré, par F. Gugenheim et A. Barré
Laveine Jean-Pierre, par Y. Mounier et B. Pourprix
Leclercq Lucien, par J. P. Sawerysyn et F. Gugenheim
Lenoble Jacqueline, par C. Duprez
Leroy Yves, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Louis Pierre, par F. Gugenheim et J. P. Sawerysyn
Lucquin Michel, par J.-P. Sawerysyn
Macke Bruno, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Maitte Bernard, par F. Meilliez et C. Duprez
Millot Patrick, par J. C. Fiorot et B. Pourprix
Moché Laure et Raymond, par J. P. Sawerysyn
Moïses Alain, par B. Pourprix et J. P. Sawerysyn
Montreuil Jean, Conférence 2009
Mounier Yvonne, par B. Pourprix
Parreau Michel, par M.-T. Pourprix
Perrot Pierre, par J.-P. Sawerysyn
Porchet Maurice, par B. Pourprix et G. Salmer
Raczy Ladislas, par B. Pourprix et Y. Crosnier
Riédi Marie-Cécile, par Y. Mounier et M.-T. Pourprix
Risbourg Arsène, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Risbourg Arsène (sur le DEUG A’2), par J. P. Sawerysyn et Y. Crosnier
Rousseau Claude et Monique, par B. Pourprix
Salez Jeanine, par P. Louis et J. Losfeld
Salmer Georges, par B. Pourprix et Y. Crosnier
Séguier Guy, par Y. Crosnier et B. Pourprix
Steen Jean-Pierre, par B. et M. T. Pourprix
Vindevoghel Monique, par J. P. Sawerysyn et Y. Crosnier
Wallart Francis, par J.-P. Sawerysyn
Wartel Michel, par J.-P. Sawerysyn et Y. Crosnier
Waterlot Bernard, par F. Meilliez
Wertheimer Raymond, par C. Duprez