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Rudolf Bkouche

Rudolf Bkouche est décédé le 6 décembre 2016, alors qu’il s'apprêtait à reprendre ses activités après une hospitalisation. C’est une personnalité lilloise qui disparaît. Remarqué dans les assemblées universitaires, il y laisse le souvenir d’une pensée indépendante, et de postures parfois affranchies des règles de la bienséance. Pourfendeur des conformismes, des formatages, des idées toutes faites, prônant l’insoumission aux institutions et aux personnes d’influences, il avait la faculté de susciter des débats. Il est permis de penser qu’il représente une des consciences intellectuelles de notre université.

Bkouche est né en 1934 dans le quartier de Bab el Oued à Alger, ville où il fait ses études secondaires. Il rentre ensuite en France avec sa famille, obtient sa licence de mathématiques à Lille, puis un doctorat de troisième cycle de physique à la Sorbonne. Attaché de recherches au CNRS, puis maître de conférences à Brest, il se spécialise en géométrie différentielle et soutient en 1969 sa thèse d’Etat de mathématiques sous la direction d’André Lichnerowicz. Il est nommé la même année professeur à Lille et devient presqu’aussitôt et pour un an directeur de l’UFR de mathématiques. Il dirige l’IREM (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques) de 1984 à 1990 et il est responsable des mémoires professionnels du département de mathématiques de l’IUFM de Lille de 1991 à 1995.

Sa première grande contribution me semble concerner l’enseignement, au moment où la réforme dite des mathématiques modernes avait créé un désordre indescriptible. Rudolf expliqua les diverses géométries apparues successivement (euclidienne, analytique, projective, non euclidiennes) et leurs bases conceptuelles, différentes mais cohérentes. Cela supposait un détour historique compréhensible des enseignants du secondaire qui avaient une formation classique de mathématiques. L’IREM permit ainsi de donner aux maîtres le moyen de dominer leur enseignement et de se situer par rapport à certaines directives académiques hasardeuses concernant les programmes. Posant sans cesse le problème de l’enseignement, il expliqua pourquoi l’exigence de la transmission des savoirs est indispensable en sciences. Sans ce savoir, la pédagogie n’est que bricolage, c’est un leurre voué à l’échec, car impuissante à permettre à l’élève la compréhension et la « maîtrise du rapport au monde ». Ses innombrables publications portant sur la rigueur, sur la démonstration, explorent ces thèmes. Celle sur « L'enseignement scientifique entre l'illusion langagière et l'activisme pédagogique » contient de savoureux paragraphes sur « La réforme de l'ortografe », et comment « Enseigner l'anglais aux élèves en difficulté ».

A partir de là, l’histoire des sciences comme outil d’intelligibilité des concepts enseignés (et non pas comme discipline enseignée) et l’encadrement en géométrie algébrique et en algèbre différentielle de chercheurs mathématiciens et physiciens furent son terrain de prédilection. Son érudition ciselée et parfois péremptoire, sa silhouette de métèque barbu, en firent rapidement un personnage hors norme qui déborda rapidement du cadre universitaire lillois. Ses interventions à la Commission et aux Colloques Inter-IREM, ses écrits sur l’enseignement, l’histoire de l’enseignement, et l’histoire des sciences furent reconnus nationalement et l’IREM de Lille travailla rapidement avec des collègues belges, néerlandais, allemands, canadiens. Inutile de chercher dans ses idées longuement élaborées des outils pour enseigner, celles-ci transcendent le côté scolaire du métier d’enseignant, explorant ce qui s’y joue du côté cognitif, social et politique.

Après son départ en retraite en 2000, maîtrisant parfaitement l’outil informatique et les réseaux sociaux, il ne cessa de réfléchir, de commenter, d’intervenir, de conforter. Très présent à l’Espace Culture de Lille 1, il écrivit régulièrement dans la revue Les Nouvelles d’Archimède et les livres édités par ce service. Une de ses dernières interventions, en 2010, 

, porte sur la société numérique et l’enseignement des années futures.

Rudolf ne fut pas que mathématicien et penseur. Il fut un grand défenseur de causes locales, nationales et internationales. En 1974, alors que des graffitis « Michel revient ! » apparaissent sur le campus, Bkouche s’engage pour la cause palestinienne et fonde le Comité de soutien au peuple palestinien. Depuis longtemps membre actif de l’Union des Juifs français pour la paix (UJFP), il milite aussi à l’International Jewish Anti-Zionist Network (IJAN). Dans la métropole lilloise il défend les réfugiés et les sans-papiers au sein de leur commission juridique. D’après La Voix du Nord : « Il laisse à Lille le souvenir d’un homme engagé pour les droits des Palestiniens, des sans-papiers et pour la Paix de façon générale. Il était de nombreuses manifestations, sous sa gabardine, ses lunettes rondes et son dos voûté». Il fut père, oncle, grand-père attentif et aimé, et sa solitude n’était qu’apparente.

 

Marie-Thérèse Pourprix

 

19 février 2017. Article paru dans le bulletin de l'ASA d'hiver 2017

Voir aussi. Hommage à Rudolf Bkouche, Les nouvelles d'Archimède - Revue culturelle de l'Université de Lille - #77, pp. 32-39