sur bandeau ligne 2
Les mathématiques à Lille
LES MATHEMATIQUES A LILLE de 1854 à 1970
Par Marie Thérèse POURPRIX
2006
CHAPITRE III : Le service de mathématiques pendant la guerre 1914-1918.
Année 1914-1915.
La guerre est déclarée le 3 août 1914. Certains membres du personnel de l'Université et de nombreux étudiants sont appelés sous les drapeaux en août. Chazy et Clairin sont tout de suite mobilisés. Le 5 août, l'armée allemande envahit la Belgique malgré la neutralité de celle-ci et pénètre ensuite en France sur un front s'étendant de Dunkerque à Mézières. Clairin est tué le 26 août 1914 à Thun l'Evêque, à 6 km de Cambrai, dans un combat de rue, il avait 38 ans. On sera longtemps sans nouvelles de lui à la faculté, avant d'apprendre son décès. Paris est vite menacé et le 28 août, le gouvernement est évacué sur Bordeaux. La bataille de la Marne se déroule en septembre 1914. La région de Lille est isolée du reste du pays. Lille était à l'époque fermée par l'enceinte de Vauban ouverte seulement en certains points (porte des Postes, etc.). La seule porte restée ouverte en 1914 est celle du Mongy ouvrant sur Roubaix Tourcoing, les autres portes nécessitent un laisser passer qui doit être fréquemment renouvelé avec difficulté. Une circulaire du 12/9/1914 enjoint les personnels de l'Université et les étudiants de reprendre leurs tâches et leurs cours. Certains ne peuvent pas rentrer dans une ville occupée ou tardent de rentrer. Lille est bombardée et occupée à partir du 10/10/1914. Le 9 octobre une consigne non écrite circule, enjoignant les classes mobilisables non encore mobilisées, ou les réformés, de fuir la zone occupée pour éviter de se retrouver à la merci de l'ennemi. La consigne est appliquée par une grande partie du personnel de l'université qui se trouve alors considérablement réduit, le nombre d'étudiants l'est moins et la rentrée ne se fait qu'en janvier 1915. En février 1915, on prend conscience du fait que l'isolement et l'occupation de Lille dureront plus que prévus. Les inscriptions n'ont pas lieu, l'assiduité en tient compte et il y a peu d'examen, hors baccalauréat, pendant la guerre. Cependant les enseignements ont lieu. Sept étudiants suivent celui de mathématiques, encadrés par Demartres, aidé d'une étudiante brillante, et pour la mécanique par Petot et Boulanger jusqu'en 1915. La disparition de Clairin est durement ressentie : assesseur du doyen, il traitait avec compétence et lucidité les affaires financières de l'Université. Professeur remarquable, il avait une très grande autorité sur ses élèves. Ses derniers travaux furent rassemblés par sa veuve en 1918, constituant deux mémoires que M. Gau, de la Faculté de Grenoble, mis au point. Récemment, au cimetière de Thun l'Evêque, sa tombe a été extirpée des herbes folles et, pour lui rendre les honneurs, le Maire a demandé à l'Université des éléments de sa biographie.
Voici un extrait des annales 1914-1915 pour la faculté des sciences.
" Sur 21 membres de la Faculté, 12 sont restés présents. Il n'a été fait aucun acte scolaire, en dehors d'un examen pour le certificat de botanique. Nous avons insisté plus haut sur le labeur considérable, qu'ont fourni les membres de la Faculté en n'ayant pour élève que des auditeurs bénévoles. L'unique session de baccalauréat du mois d'avril (session d'octobre 1914 et de 1915) a compté quatre candidats à la première partie, trois à la seconde. Tous ont été reçus. ".
Année 1915-1916.
Malaquin est doyen. La région reste occupée et isolée. L'Université assure la liaison entre les différents ordres d'enseignement de la région (lycées, collèges, enseignement primaire supérieur). La rentrée se fait cette fois en novembre 1915. La vie universitaire est perturbée par les incidents multiples, coutumiers et inattendus. Le front n'est pas loin, les combats se déroulent à Ypres, Lens, La Bassée, et les bruits des bombardements atteignent Lille. La limitation de la circulation, imposée par les Allemands, restreint le recrutement des étudiants à l'agglomération Lille Roubaix Tourcoing, diminuant fortement le nombre d'étudiants. Demartres enseigne les mathématiques générales et prépare un candidat au certificat de calcul différentiel et intégral. Petot assure l'enseignement de mécanique et continue ses recherches sur la dynamique de l'automobile (embrayages, changements de vitesse, freins, transmissions par cardan, direction, stabilité dans les courbes et sur les pentes). Les Allemands occupent de nombreuses institutions, dont le lycée Faidherbe et des locaux universitaires. Devant l'adversité, les liens se resserrent et la solidarité fonctionne de façon tangible : les classes du lycée Faidherbe sont en partie hébergées à la faculté des lettres, les instituts de physique et de chimie accueillent les classes de physique et chimie. L'institut de mathématiques accueille quatre classes de l'école primaire supérieure de jeunes filles et 60 élèves de l'institut des jeunes aveugles et sourds-muets de Ronchin. L'hôtel de l'Académie, où réside le Doyen, accueille des classes de lycée de jeunes filles et les séances du conseil de l'Université se tiennent chez son Président. Le 11 janvier 1916 un vaste dépôt de munitions, situé dans la partie sud des fortifications de Lille, explose, tuant une centaine de personnes et provoquant de grands dégâts dans les locaux universitaires proches : les instituts de mathématiques, physique, chimie, sciences naturelles sont fortement touchés. On dénombre par exemple 300 carreaux brisés, 10 fenêtres arrachées et en partie démolies et 9 portes déchirées à l'institut de mathématiques. Les services municipaux de Lille et les jeunes gens de l'école primaire supérieure de garçons, sous la conduite d'un professeur technique, unissent leurs efforts pour colmater les dégâts et les enseignements de l'institut reprennent.Peu après cette explosion, le Palais Rihour, qui sert d'Hôtel de Ville, flambe : les archives de Lille disparaissent sauf certains manuscrits.
En février 1916, la bataille de Verdun se déroule. Le 16 mars 1916, le Doyen honoraire Gosselet décède, très éprouvé par la catastrophe du 11 janvier qui a gravement touché son musée.
Année 1916-1917.
En février 1917, Charles Delesalle, maire de Lille notifie la fermeture des écoles au recteur Georges Lyon, celui-ci comprenant que la cause en est la pénurie de charbon, met ses appartements particuliers à la disposition des facultés de droit, sciences et lettres du 26/2 au 16/4. Au printemps 1916 des milliers d'ouvriers et d'ouvrières lillois sont déportés vers la Picardie, la Champagne, les Ardennes pour y travailler. Leurs conditions sont éprouvantes et les femmes reviennent à l'automne, les hommes (les brassards rouges) continuent d'y être envoyés. En juin 1917, l'ordre est donné à certains étudiants et élèves du second degré de subir un examen médical pour aller travailler aussi dans une autre région. Ceux-ci sont sur le point de passer leurs examens et cette mesure va leur porter un grand préjudice. Le recteur obtient un sursis et les examens ainsi que le baccalauréat sont organisés rapidement. L'évacuation de ces jeunes gens, d'abord retardée, est en définitive annulée. Une bombe anéantit l'hôtel académique le 14/8/1917, le recteur Georges Lyon et sa femme échappent miraculeusement à la mort.
L'enseignement de mathématiques générales a pris une grande importance (32 étudiants dont 3 "bénévoles") du fait que cet enseignement remplace celui de la classe de mathématiques spéciales. Demartres assure la partie analyse, un professeur de Douai : Roberget, agrégé de physique, assure la partie mécanique. Vallée, professeur de mathématiques à l'école des Arts des métiers de Lille assure les exercices pratiques en l'absence de Deroide, professeur agrégé de mathématiques au lycée Faidherbe, parti à la guerre, et qui ne reviendra pas : il meurt de " maladie contractée à la guerre " à Paris, le 26/11/1918. L'enseignement de mécanique (6 étudiants) est assuré par Petot.
Année 1917-1918.
Les mutineries éclatent dans l'armée française, les Etats-Unis entrent en guerre aux côtés des Alliés, la révolution russe débute. A Lille, la famine, les maladies, les comportements déviants s'installent. Les mesures vexatoires s'amplifient: la circulation est interdite à partir d'octobre 1917 entre Lille et Roubaix Tourcoing, aucun laissez-passer n'est permis pour les étudiants et les professeurs. Cette mesure appliquée de façon très rigide n'est que partiellement levée, sur l'intervention de Georges Lyon, pour permettre la tenue des examens de droit, sciences, lettres et du baccalauréat à Tourcoing où quelques professeurs obtiennent un laissez-passer pour s'y rendre. Une autre session a lieu à Lille.
Depuis le début de la guerre une centaine de notables lillois sont otages des allemands et doivent se présenter régulièrement à la Kommandatur pour attester de leur présence. Parmi eux les députés Gustave Delory, Henri Ghesquière, le recteur Georges Lyon, des universitaires tels Monsieur et Madame Malaquin, Monseigneur Charost, des industriels, des banquiers On assiste à la déportation par roulement des otages à partir de fin 1916. Gustave Delory, un des premiers déporté, en rentre très affaibli six mois plus tard.[1] En décembre 1917, Mesdames Calmette, Lambret et Lemoine, dont les maris sont professeurs de médecine, ainsi que Monsieur Mouchet, professeur de droit sont déportés. Le sort le plus terrible est celui d'Alphonse Buisine, professeur de chimie, qui jouait un rôle très important au conseil de la faculté des sciences. Il est déporté en Lithuanie et y meurt fin mars 1918. Cette mort cause un émoi considérable. En avril mai 1918, les mesures vexatoires s'amplifient avec la réquisition des bâtiments de la préfecture, le Préfet est accueilli à la faculté des lettres où s'était réfugiée la faculté de droit, l'institut de mathématiques accueille donc une partie de ces deux facultés. Peu après l'institut de physique est réquisitionné suivi de l'institut de mathématiques ainsi que la faculté de médecine. Les facultés de droit et de lettres quittent l'institut de mathématiques et se contentent (on est en fin d'année scolaire) de locaux de fortune. La reprise des cours, fixée le 25 octobre 1918, se fait dans l'allégresse : dans la nuit du 16 au 17 octobre 1918, les Allemands quittent Lille. Ainsi prennent fin quatre ans d'occupation, d'inquiétudes, d'angoisses, de famine ".[2]
[1] Louis Trénard et Yves-Marie Hilaire, Histoire de Lille, Perrin, 1999.
[2] Eloge funèbre d'Albert Petot du 8 mai 1927 faite par Auguste Pellet et Albert Châtelet.
La bibliothèque universitaire pendant la guerre.
La bibliothèque universitaire des sciences, de médecine et de pharmacie (BU) est installée au premier étage de la faculté de médecine, rue Jean Bart. Au début de la guerre, elle est fermée à la consultation, mais les prêts fonctionnent car seul le bibliothécaire en chef est resté sur sept personnes auparavant employées. La bibliothèque municipale de Lille est incendiée en 1916, ses livres, dont des manuscrits et incunables, sont recueillis à la bibliothèque universitaire qui, heureusement, échappe à la réquisition pour le logement de l'armée d'occupation. La BU sert de refuge à de nombreuses collections de laboratoires dont ceux de médecine. On y met aussi les livres de l'institut de mathématiques occupé par les Allemands, ainsi que la bibliothèque personnelle de Demartres, expulsé de sa demeure. Il y a environ 900 000 volumes entreposés dans cette bibliothèque, son personnel fait prendre toutes les précautions pour parer aux bombardements et permettre son fonctionnement. Le service des prêts a fonctionné de façon ininterrompue, cependant, seuls les professeurs d'université pouvaient accéder à la consultation. Des indices permettent de penser qu'elle a joui d'une certaine protection de l'autorité allemande. Le 17/10/1918, les Allemands quittent Lille, la bibliothèque universitaire est intacte.
Milloux et Demartres.
Gustave Demartres a porté à bout de bras l'enseignement des mathématiques pendant cette période. Il mourra, peu après, en 1919. Voici une lettre touchante, signée de Jean Chazy, mettant en valeur son rôle pendant la guerre :
Lille, le 4 Décembre 1924.
Mon cher Doyen,Le 28 Novembre dernier, M. Henri Milloux, qui cette année supplée M. Chapelon parmi nous, a soutenu sa thèse en Sorbonne, et a été reçu Docteur avec la mention très honorable. En souvenir du dévouement que M. Milloux a rencontré chez les Professeurs de notre Faculté pendant l'occupation allemande et surtout chez notre regretté collègue Demartres, le jury parisien, présidé par M. Borel, m'a fait l'honneur de m'inviter à siéger à côté de lui pendant cette soutenance de thèse. Nous savons tous comment pendant la guerre Demartres n'a pas continué ses cours habituels d'Analyse et de Géométrie qui auraient eu trop peu d'auditeurs, et en l'absence de Clairin mobilisé et d'ailleurs tué dès les premiers jours de la guerre, comment Demartres a pris la charge d'un enseignement plus élémentaire de Mathématiques générales et de Mathématiques spéciales qui pu s'adresser au plus grand nombre possible d'étudiants et d'étudiantes. Cet enseignement a permis notamment à un certain nombre de jeunes gens d'entrer presque de suite à la libération à l'Ecole Polytechnique, à l'Ecole Navale, à l'Ecole des Postes et Télégraphes, et a permis à Milloux, qui avait quinze ans en 1914 de posséder en 1919 les certificats de la licence de mathématiques. Même en faisant abstraction de l'effet moral d'un bel exemple d'énergie en ces tristes circonstances, l'on peut dire que, sans l'effort d'enseignement réalisé par Demartres, la carrière et la vie de Milloux et de tous ces jeunes gens, auraient été changées, retardées, presque sûrement diminuées. M. Borel, qui lui-même était ici maître de conférences de Mathématiques il y a trente années, alors que Demartres était déjà Professeur de Calcul Différentiel et Intégral, a rappelé publiquement à la soutenance de thèse de Milloux que notre ancien Collègue a fait pendant la guerre à l'égard des étudiants plus que son devoir. J'ai été fier d'être associé comme représentant la Faculté des Sciences de Lille à cet hommage rendu à la mémoire du Professeur dont j'ai été le dernier Maître de Conférences et dont je suis le successeur aujourd'hui. Mais l'hommage qui m'a été fait ne s'attache pas à ma personne : il va à chacun de mes collègues, et surtout à ceux qui, pendant les jours sombres de l'occupation aux côtés de Demartres et du Doyen Damien, ont été animés du même dévouement.
Chazy
On retrouve dans les archives la trace de Henri Milloux : né dans l'Aisne en 1898, il est reçu en mathématiques générales en juin 1917, et obtient la licence (avec calcul différentiel dans les certificats requis) en juillet 1918. Il eut une carrière de mathématicien remarquable et fut élu membre de l'Académie des Sciences en 1959. Michel Parreau, au département de mathématiques à Lille, discuta avec lui alors qu'il était au CNRS.