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Les mathématiques à Lille
LES MATHEMATIQUES A LILLE de 1854 à 1970
Par Marie Thérèse POURPRIX
2006
CHAPITRE IV : Bourbaki et les mathématiques modernes.
Ainsi Chapelon, Mandelbrojt, Kampé de Feriet vont à l'étranger, rencontrent d'éminents mathématiciens, se frottent à des mathématiques différentes, échangent leur savoir dans les capitales européennes et américaines. Cet après-guerre marquera un épisode fameux de la vie mathématique : c'est la formation du groupe Bourbaki qui bouleversera l'enseignement supérieur et provoquera dans l'enseignement secondaire et primaire la révolution dite des mathématiques modernes. Essayons d'en donner quelques points de repère.[1]
[1] Numéro spécial de Pour la science sur Bourbaki, février mai 2000.
Dieudonné, Abrégé d'histoire des mathématiques 1700-1900, Hermann, 1978.
Eléments d'histoire des mathématiques, Bourbaki, Hermann, 1974.
Le contexte.
Au niveau de la recherche, la clarification des bases faite au XIXe siècle avec, entre autres, Cauchy, Weierstrass, Bolzano, Cantor, Baire, Borel, Lebesgue, Hadamard, s'étend à la géométrie avec Gauss, Lobachevski, Riemann et préfigure l'étude de la relativité. Les bases ensemblistes sur lesquelles reposent les mathématiques ont été fondées par Dedekind et Cantor. L'effort de rigueur a inspiré la logique mathématique (Boole, Frege). On sort de l'étude d'objets bien déterminés pour étudier les relations s'appliquant à toutes sortes d'objets. Ce ne sont pas les objets en tant que tels, mais leurs propriétés et les relations qui les lient qui sont importantes. A la fin du XIXe siècle, la méthode axiomatique est à peu près universellement acquise, ainsi Hilbert donne, en 1899, dans les fondements de la géométrie, un système complet d'axiomes et un classement de ces axiomes suivant leur nature qui permet d'élucider les fondements de la géométrie d'Euclide. Des objets mathématiques nouveaux sont entrés en scène, amenés par des problèmes internes aux mathématiques : les espaces de dimension quelconque, les structures algébriques et topologiques. Mais au tournant du XXe siècle s'ouvre la crise des fondements : les objets paradoxaux ou pathologiques sont découverts, citons par exemple l'ensemble de tous les ensembles, l'ensemble des ordinaux. La controverse entre "formalistes" et "intuitionnistes" est ouverte. Les modes de raisonnements admissibles sont étudiés, avec les principes de contradiction et de décidabilité. En 1940, Gödel expose son théorème fameux sur l'axiome du choix et l'hypothèse du continu, dont le lien sera élucidé en 1963 par Paul Cohen. Von Neumann et Turing s'appuieront sur ces travaux de logique pour fonder les bases de l'informatique.[2]
[2] Numéro spécial de Pour la science sur Gödel, août novembre 2004.
Bourbaki et l'enseignement supérieur.
L'obligation faite aux mathématiciens d'enseigner, fut une des sources du renouveau des fondements. En France, l'enseignement universitaire des mathématiques et plus encore des classes préparatoires est assez sclérosé et Laurent Schwartz parle d'absence de fil conducteur et d'incohérences à propos de cet enseignement. Szolem Mandelbrojt arrivant à Paris vers 1921, remarque que l'intégrale de Lebesgue (1901) est plus connue à Varsovie qu'à Paris. Il s'étonne aussi des relations très hiérarchisées dans l'enseignement supérieur, relations qui empêchent les échanges d'idées. Après la guerre 14-18, la nouvelle génération d'étudiants de mathématiques s'est retrouvée avec un corps professoral diminué en nombre et vieilli. L'enseignement français est concentré sur l'analyse, l'algèbre a peu de place, alors qu'en Allemagne, l'école d'algèbre et théorie des nombres d'Hilbert à Göttingen (Minkowski, Courant, Klein, Artin, Emmy Noether, Dedekind, Van der Waerden, Heisenberg, Born) rayonne dès 1920 et jusqu'en 1933, date à laquelle ses membres doivent fuir le pouvoir nazi, ils se réfugieront souvent aux Etats-Unis, fécondant l'école américaine de mathématiques. Deux grandes figures françaises comme Henri Poincaré et Elie Cartan travaillent en solitaire et n'ont pas d'élève, au contraire d'Hilbert qui organise des Congrès internationaux (celui de Paris de 1900 où les 23 problèmes sont posés) et dynamise son entourage. Seul Hadamard (1865-1963) peut faire figure de maître pour les brillants mathématiciens de l'ENS des années 20 à 30. Ces jeunes élèves de l'ENS ont tous des postes dans les universités de province à la sortie de l'ENS, aussi ce qui se joue à l'ENS est répercuté très vite en province et d'autant plus à Lille qui est très proche de Paris. Le groupe Bourbaki, avec Henri Cartan et André Weil, se donne à l'origine pour tâche de rédiger un traité d'analyse pour le certificat de calcul différentiel et intégral afin de " moderniser Goursat ", ce groupe va bouleverser par la suite l'enseignement universitaire des mathématiques. Le séminaire Bourbaki, institué en 1933, acquit très vite une renommée internationale et fut le point de ralliement des mathématiciens français. On ne peut faire partie du groupe au-delà de 50 ans, considérant que la productivité après cet âge est amoindrie, et que les jeunes doivent renouveler et dynamiser le groupe. Jean Delsarte, né à Fourmies, fut parmi les membres fondateurs du groupe. Etienne Ghys, qui fut en poste à Lille à sa sortie de l'ENS, y fit une série d'exposés entre 1989 et 1994[3]. Cependant le domaine d'étude de Bourbaki écarte le calcul numérique, la mécanique et la branche moderne des probabilités. Le mouvement bourbakiste n'a pas été non plus source d'avancées mathématiques comme le furent, en physique, la relativité et la mécanique quantique, il intéresse les fondements et la forme d'exposition. L'approche scientifique mise en oeuvre marque la façon de penser des scientifiques et des intellectuels de l'époque : la formalisation, l'abstraction, le point de vue structuraliste (ordre, topologie) rencontrent des échos dans tous les domaines intellectuels du début du XXe siècle. Ainsi, par exemple, l'économie mathématique se fonde sur des bases axiomatiques avec Nash, et les oeuvres de Claude Lévi-Strauss[4] et de Lacan font de nombreuses références aux mathématiques modernes.
L'enseignement supérieur des mathématiques revu par Bourbaki se met en place lors des trente glorieuses, années 1945-1975 d'après guerre, années de croissance économique, industrielle, culturelle, de progrès scientifique, avec la forte compétition technologique amenée par la guerre froide (lancement de Spoutnik en 1957). Cette révolution coïncide avec l'arrivée à l'université de la génération de l'après-guerre 39-45, dans les années 60, où il fallut recruter beaucoup d'enseignants. Le travail d'explicitation et de remise en cause fut un outil précieux pour les enseignants, l'élaboration de nouveaux programmes posa cependant de gros problèmes, en particulier pour l'enseignement secondaire et primaire, où cette nouvelle vision des mathématiques fut plus longue à pénétrer.
[3] Etienne Ghys est membre de l'Académie des Sciences depuis 2004. D'autres mathématiciens passés à Lille en sont aussi membres, citons Paul Germain depuis 1970, Henri Cartan depuis 1974, Maurice Roseau depuis 1982, Pierre Lelong depuis 1985 et Thierry Aubin depuis 2003.
[4]Claude Lévi-Strauss, Structure élémentaire de la parenté, 1947.
La réforme de l'enseignement secondaire.
Pour un mathématicien, cette construction paraît dorénavant aller de soi, mais il semble actuellement incongru de baser un enseignement initial des mathématiques sur ces principes. L'émerveillement des universitaires et de certains enseignants du secondaire face à cette nouvelle façon de voir et de présenter les mathématiques et l'ouverture de l'enseignement secondaire aux classes sociales défavorisées, fit que l'on préconisa, pensant que la formalisation ouvrait le sésame de la compréhension, une refonte de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire, basée sur ce principe. Cet enseignement souffrait d'ailleurs de sclérose : l'introduction de l'analyse, de notions de probabilités et de statistiques était pratiquement absent et s'avérait indispensable, l'enseignement de la géométrie n'avait pas bougé depuis des dizaines d'années et, plus de cinquante ans après la découverte de la relativité, peu de maîtres savaient qu'il existait d'autres géométries que l'euclidienne. La réforme de l'enseignement secondaire des mathématiques se fit d'ailleurs partout dans le monde à cette époque. André Lichnérowicz fut nommé pour présider la commission éponyme, les modérés furent dépassés par les thuriféraires, pendant que les pères fondateurs du groupe Bourbaki, isolés sur l'Aventin de leur recherche et très éloignés de l'enseignement secondaire, se turent.On ne retint que l'anathème du bouillonnant Dieudonné s'écriant " A bas Euclide ! ". On oublia, en particulier, l'importance de l'apprentissage du calcul, et le recyclage des maîtres fut impuissant par rapport à des programmes où la géométrie était construite à partir d'une axiomatique contestable : la définition de la droite "affine" dans les nouveaux programmes de collège n'a pas fini de hanter les mémoires. Dix ans après, il fallut faire marche arrière et la situation de l'enseignement secondaire des mathématiques n'a pu être stabilisée depuis ce temps. Une raison est sans doute, malgré la bonne volonté du corps professoral, celle de son manque de compréhension des nouveaux programmes, les PEGC des collèges y virent parfois le moyen de montrer leur capacité de faire bouger les choses vis-à-vis de leur autorité administrative alors que les professeurs certifiés, plus avertis scientifiquement, restaient plus réservés. Il a fallu, après ces décisions, vingt ans aux IREM (l'IREM de Lille avec Rudolf Bkouche a joué un rôle capital) pour expliquer clairement et simplement le hiatus entre, d'une part, ce qu'avait fait Euclide : la géométrie euclidienne n'étant qu'une mathématisation complètement cohérente et naturelle de l'espace physique, et d'autre part l'axiomatisation récente de cette géométrie par l'algèbre linéaire qui était une autre modélisation de cet espace physique, formalisée après plus de deux mille ans d'acquis mathématiques et philosophiques. Les IREM, mis en place pour aider les enseignants, ont fait ce qu'ils ont pu à leur création et ont permis ensuite l'évolution de l'enseignement des mathématiques du secondaire. En fait, l'axiomatique de la géométrie enseignée avant 1969 était basée sur les cas d'égalité des triangles, toute la géométrie en découlait de façon rigoureuse et logique, moyennant quelques non-dits topologiques. Vers 1970, d'autres axiomatiques, proches de celle des triangles, mais qui permettait de tenir compte, en fin de parcours, des structures, ont été proposées : citons celle de Jacqueline Lelong-Ferrand (qui est en poste à Lille de 1948 à 1956) et celle d'Annie Cousin-Fauconnet de l'Université de Grenoble. Mais aucune ne s'est imposée et leur compréhension du corps enseignant a été sans doute limitée. Si une axiomatique sous-tend actuellement les programmes de géométrie, les non-dits sont importants, d'autant plus importants que l'itinéraire logique n'est pas forcément respecté dans l'énoncé des programmes et que les horaires de géométrie ont été rétrécis aux dépens de ceux de l'analyse. Au sortir du secondaire, les élèves n'ont plus aucun exemple de construction scientifique achevée, rigoureuse et logique comme la géométrie des triangles, sans doute obsolète, leur apportait jadis. Remarquons qu'à partir de 1969, les enseignants du secondaire et du primaire n'ont plus été formés à la géométrie euclidienne, ce qui explique aussi, en partie, les réticences vis-à-vis de cet enseignement de géométrie éminemment formateur du point de vue logique et structurel, mais peut-être élitiste.
En guise de conclusion.
Nous citerons ici Jean-Pierre Kahanne, Le retour de Fourier, Conférence à l'Académie des Sciences à l'occasion de l'année de la Physique 2005.
Les mathématiciens ont toujours pensé que " l'unité des mathématiques se traduit moins par les fondements et les structures que par les interactions en leur sens, nourries des interactions avec la physique et les autres sciences ", ceci est reconnu aujourd'hui par la majorité des enseignants de mathématiques. " On parlait en 1960 de la mathématique, en 1980 des mathématiques pures et appliquées et l'on voit en 2000 les sciences mathématiques brassant des idées et des méthodes venues de toutes les sciences ".